Quelques remarques sur une conception actuellement répandue
au sujet de la révolution d’Octobre 1917 en Russie
Classement : histoire ; Russie ; 1917 ; médias ; France
Des historiens d'opérette
Laurent Joffrin
Dans Libération du
2 novembre 2015, Laurent Joffrin signait un article (disponible
en ligne) intitulé « Staline : gros sabots contre un bourreau »,
relatif à un documentaire d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle, Apocalypse Staline, diffusé le soir même
sur France 2.
Dans son article, Laurent Joffrin fait part de la révélation qu'il a eue en visionnant ce documentaire : « On
comprend que la Révolution d’Octobre fut surtout un coup de main audacieux lancé
par Lénine comme on lance les dés, petit coup d’Etat qui déboucha sur une
immense commotion. ». Surtout !
Dans la même veine, dans Charlie
Hebdo (13 janvier 2016, page 15, entretien d’Iegor Gran avec
Thierry Wolton (« essayiste »), intitulé : « "Le communisme
a été une énorme machine à broyer" »), nous lisons l'échange suivant :
« Wolton – […] Lénine, […] c’est lui qui a tout organisé,
tout construit, tout prévu. Les autres n’ont fait que mettre en musique.
Gran – Après un coup
d’état d’opérette…
Wolton – Oui ! La prise du palais d’Hiver est une plaisanterie : pour le défendre,
il n’y avait qu’un bataillon de femmes* et d’adolescents*, qui ne se sont même
pas battus ; […] »
Notes
Du reste, il y avait aussi des cosaques ; en tout état de cause, les assaillants étaient beaucoup plus nombreux.
Commentaire Cette présentation de la révolution d’Octobre comme un « petit coup d’Etat », une « plaisanterie » est purement médiatique ; aucun historien de la Russie n’y souscrirait. Mais cela ne gêne pas des journalistes…
Remarquons notamment que la révolution d'Octobre ne se résume pas à la prise du Palais d'hiver, à supposer que celle-ci ait été si facile à réaliser.
On peut et même on doit remettre en question la
version bolchevique de l’histoire de la révolution d’Octobre, mais il ne s’ensuit
pas que l’on ait le droit de dire n’importe quoi à son sujet.
De tels énoncés font en réalité l’impasse sur la situation historique particulière qui prévalait
en Russie, au moins depuis la révolution de février 1917.
Rappel historique : la Russie de février à octobre 1917
La révolution de Février
A la fin de février 1917 (selon le calendrier julien en vigueur en Russie à cette époque, en mars selon le nôtre), le régime tsariste est renversé par un soulèvement de masse dans la capitale, Petrograd, anciennement Saint-Pétersbourg. Le pouvoir est pris en charge par un gouvernement provisoire formé de démocrates plus ou moins « progressistes » ; en même temps, se créent des assemblées révolutionnaires, les « soviets » (en russe : soviety, c'est-à-dire « conseils ») ; d’où une situation de « double pouvoir » gouvernement provisoire-soviets, une des caractéristiques de 1917.
A la fin de février 1917 (selon le calendrier julien en vigueur en Russie à cette époque, en mars selon le nôtre), le régime tsariste est renversé par un soulèvement de masse dans la capitale, Petrograd, anciennement Saint-Pétersbourg. Le pouvoir est pris en charge par un gouvernement provisoire formé de démocrates plus ou moins « progressistes » ; en même temps, se créent des assemblées révolutionnaires, les « soviets » (en russe : soviety, c'est-à-dire « conseils ») ; d’où une situation de « double pouvoir » gouvernement provisoire-soviets, une des caractéristiques de 1917.
Immédiatement un certain nombre de problèmes sont posés au
gouvernement provisoire, notamment celui de la poursuite de la guerre, dans laquelle la
Russie est alliée à la France et à la Grande-Bretagne contre l'Allemagne et l'Autriche.
La progression des bolcheviks
La progression des bolcheviks
Les bolcheviks sont, très rapidement, le seul parti à affirmer qu’il faut
mettre fin à la guerre ; une grande partie de leur propagande est fondée
là-dessus (s’y ajoute leur soutien 1) à une réforme agraire immédiate et
2) au « pouvoir des soviets », alors même qu’ils y sont
fortement minoritaires au début de 1917).
Tandis que le gouvernement provisoire gouverne tant bien que
mal, la progression des bolcheviks est sensible au cours des mois qui suivent
(notamment dans les soviets), mais le gouvernement reste assez fort pour, suite à des manifestations survenues à Petrograd en juillet, forcer les leaders bolcheviques à se
réfugier dans la clandestinité (Lénine se cache alors en Finlande).
La révolution d'Octobre
La révolution d'Octobre
Mais la déliquescence du pouvoir (désormais menacé aussi par la
droite tsariste) s’accentue durant les mois d’été et d’automne et finalement le
parti bolchevique devient assez influent pour que Lénine décide de tenter la
prise du pouvoir, avec l’appui des soldats ralliés au parti et sous couvert du soviet
de Petrograd, avec l’appui d’une fraction importante des autres soviets dans le pays.
La tentative, qui a lieu fin octobre dans le calendrier julien, début novembre dans le nôtre, réussit et un nouveau gouvernement est installé (le « Conseil des commissaires du peuple »).
Ce n’est qu’un aperçu, omettant les détails concrets des événements d'Octobre, mais cela suffit pour comprendre que les choses n’ont pas été aussi simplettes que les disent tant Laurent Joffrin que Thierry Wolton et Iegor Gran. Du reste, des dizaines de livres ont été écrits sur la période février-octobre 1917.
La tentative, qui a lieu fin octobre dans le calendrier julien, début novembre dans le nôtre, réussit et un nouveau gouvernement est installé (le « Conseil des commissaires du peuple »).
Ce n’est qu’un aperçu, omettant les détails concrets des événements d'Octobre, mais cela suffit pour comprendre que les choses n’ont pas été aussi simplettes que les disent tant Laurent Joffrin que Thierry Wolton et Iegor Gran. Du reste, des dizaines de livres ont été écrits sur la période février-octobre 1917.
Conclusion
Il est clair que techniquement, en octobre, on a affaire à
une prise de pouvoir, alors qu’en février, il y avait eu une
« vraie révolution » ; la dénomination de « révolution
d’Octobre » est sans doute mystificatrice.
Mais la dénomination de « coup d’Etat » aussi est mystificatrice, encore plus si on l’assortit de qualifications dépréciatives, sans donner la moindre justification à ces énoncés. Wolton évoque une
beuverie qui aurait eu lieu après la prise du palais d’Hiver, mais ce genre de
détails croustillants, non référencés et non analysés, est plutôt sujet à caution.
En fait, les « analyses » qui dénoncent les
bolcheviks pour la « facilité » de leur victoire évitent de se
demander comment un pouvoir plutôt populaire au départ (en février) a perdu progressivement
la plus grande partie de son crédit en s’opposant frontalement à des souhaits
massifs, y compris chez ses partisans : arrêter la guerre, distribuer la terre. Ces analyses occultent la lourde responsabilité des démocrates dans l'arrivée au pouvoir des bolcheviks.
(C’est un peu comme ceux qui exigent « plus
d’austérité » au nom de « L’EUROPE » et se demandent ensuite pourquoi le FN a de plus en plus de voix !)
Compléments
*Numéro spécial de L'Histoire sur les révolutions russes
*Dans Libération du 22 février 2017, interview de Nicolas Werth à propos des révolutions de 1917 ; ensemble intéressant, mais une phrase malvenue : « ...les bolcheviks n'ont plus eu qu'à cueillir un pouvoir... ».
Version historienne du célèbre « y’a qu’à » ?
Compléments
*Numéro spécial de L'Histoire sur les révolutions russes
*Dans Libération du 22 février 2017, interview de Nicolas Werth à propos des révolutions de 1917 ; ensemble intéressant, mais une phrase malvenue : « ...les bolcheviks n'ont plus eu qu'à cueillir un pouvoir... ».
Version historienne du célèbre « y’a qu’à » ?
Création : 9
février 2016
Mise à jour : 27 février 2017
Révision : 5 septembre 2017
Auteur
: Jacques Richard
Blog :
Questions d’histoire
Page : QH 2. A propos de la révolution d'Octobre 1917
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.fr/2016/02/a-propos-de-la-revolution-doctobre.html
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