lundi 1 juin 2020

QH 80. Patrick Boucheron et les grandes découvertes

Quelques remarques sur l’hespérophobie (détestation de l'Occident) de certains historiens et plumitifs


Classement : hespérophobie ; Patrick Boucheron




Références
*Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’Affaire Magellan, Paris, Verdier, 2020
*Jonathan Chalier, « Notice critique de Romain Bertrand », Esprit, mai 2020, pages 180-181

Les auteurs
*Jonathan Chalier est « rédacteur en chef adjoint de la revue Esprit, chargé de cours de philosophie à l'École polytechnique » (notice sur le site d'Esprit, lien)
*Romain Bertrand est « directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques depuis 2008, Romain Bertrand est diplômé de l’IEP de Bordeaux (1996) et a obtenu son doctorat de sciences politiques à l’IEP de Paris en 2000. Sa thèse portait sur les trajectoires d’entrée en politique de membres de l’aristocratie javanaise en Insulinde coloniale (Indes néerlandaise) des années 1880 aux années 1930. Il a rejoint le CERI en 2001. » (repris (et corrigé) de la notice Wikipédia).

Texte de la notice de Jonathan Chalier
« Ce récit, érudit et accessible, cherche à défaire "l’idée arrogante que l’Europe s’est longtemps faite d’elle-même, de son excellence, de sa précellence", et dont Magellan est le symbole. Il y parvient grâce à une écriture alerte et convaincante, une documentation précise qui permet de restituer les motivations du navigateur et le contexte historique du voyage, et l’adoption du point de vue des peuples bafoués au passage. On découvre en effet, à rebours des imaginations de Zweig qui portent avant tout "une certaine idée de l’Europe", un Magellan mercenaire et une expédition marquée par la rivalité de la Couronne espagnole avec la portugaise, par la maladie, le froid et la mort, ainsi que par l’incapacité d’apprécier les coutumes des peuples croisés, dont la profusion – comme celle de la jungle – désarçonne les Espagnols. Et l’auteur de faire revivre l’Insulinde, l’archipel malais, au centre d’un négoce déjà mondial, où "les épices et le Coran voisinent dans l’entrepont des boutres". Romain Bertrand rappelle que, comme le note la chronique de l’expédition, "Magellan a presque fait le tour du monde" et s’attarde sur le destin des compagnons du voyage, en particulier d’Enrique, l’esclave malais, le premier à avoir véritablement fait un tour complet. En effet, "il faut quantité de vies infimes pour faire une vie majuscule." »

Références complémentaires
Il y a quelques semaines, au cours des mois de janvier-mars, j’ai entendu sur France Culture plusieurs émissions (à moins que cela ait été une seule émission) relevant de la même mouvance.
Une d’elle évoquait un roman uchronique relatif aux relations entre les Incas et l’Europe, qui imaginait sardoniquement l’Europe « découverte » par un navigateur inca (dynastie considérée comme très « arrogante », par d’autres peuples de la Cordillère des Andes, dès avant l’arrivée des Espagnols).
Je me rappelle aussi avoir entendu Patrick Boucheron (professeur au Collège de France) parler des grandes découvertes, expliquant à quel point l’Asie orientale des XVème et XVIème siècles était plus avancée que l’Europe et conclure (je ne me rappelle pas les termes exacts, mais c’était l’idée) : « On ne comprend pas bien pourquoi ce sont les Européens qui ont découvert le reste du monde. » (il faudrait qu'il retourne au collège !).
D’autres font grand cas d’une expédition maritime qui aurait été lancée un empereur chinois pour « explorer le monde », preuve selon eux que les Chinois auraient pu et donc qu'ils auraient dû découvrir l’Europe (et non pas les nullards qui l'ont fait)…
Bref, que l’histoire (série d'événements) qui est réellement arrivée (Colomb, Magellan, Vasco de Gama, et autres tristes sires), c’est « trop pas juste » pour des peuples qui nous étaient bien supérieurs, à nous, les Européens, tant sur le plan moral que technique.

Commentaire
Tout ça relève du grand n’importe quoi.

Une histoire moralisatrice
Tout ça relève d’une histoire incroyablement moralisatrice, une histoire (pratique professionnelle) qui semble se donner pour but non pas d’étudier ce qui s’est passé (aussi bien qu'on puisse le faire), mais de porter des jugements sur ce qui s’est prétendûment passé. Car lorsque Boucheron dit « on ne comprend pas », il veut dire en réalité : « ce qui s’est passé n'était pas bien, ça n’aurait pas dû se passer comme ça, c’est trop pas juste ! ».
On trouve aussi cette idée dans la notice de Chalier : lorsque il écrit que « ce n’est pas Magellan qui a fait le premier tour du monde, mais son esclave malais », il veut dire que ce n’est pas juste pour cet esclave dont l’histoire a certes retenu le nom (« Enrique »), son nom européen, du moins, mais ne lui a pas accordé la gloire qu’elle a (à tort) allouée à Magellan. Lequel était un « [vil] mercenaire de l’Espagne » (Colomb aussi). L’Espagne qui était seulement impliquée dans une rivalité minable avec le Portugal, deux pays qui n’avaient pas seulement prévenu l'empereur de Chine du mauvais coup qu’ils préparaient !). Hé oui ! l'histoire, ce n'est pas toujours grandiose !

« Remettre l’Occident à sa place »
Cette histoire moralisatrice vise aussi à « remettre l’Occident à sa place », à dénoncer son « arrogance », cette « croyance à son excellence et à sa précellence » (quel bla bla chez cet « historien », quel souci de « faire littéraire » ! Quelle façon de se « mettre à part », d’affirmer sa propre « excellence et précellence » morale, regardez-moi, regardez comme je suis bon !
Quant à l’« arrogance », qui, dans le cadre de séances d'autoflagellation intellectuelle, est souvent attribuée à « la France », mais ici à « l’Occident », cela pourrait sans doute être un objet d’étude : dans ce cas, la Chine (autoproclamé « Empire du Milieu ») et le Japon (autoproclamé « Empire du Soleil levant ») seraient bien placés sur la « liste des arrogants » (en revanche, pas la Corée, qui s'autoproclame seulement « Pays du matin calme »)
Ce qui est pénible, c’est que ce concept devienne un « argument » : or, en tant qu’argument, il ne vaut pas un clou !

« Un commerce déjà mondial, des épices et des Corans au fond des boutres »
Pour Chalier (ou pour Bertrand, on finit par ne pas s’y retrouver, « je ne comprends pas »), un « vrai commerce mondial », au XVIème siècle, c’est « des épices et des Coran » : alors, là, si les Européens n’avaient rien à cirer de quelque chose (du haute de leur arrogance et de leur précellence), c’est bien du Coran, surtout en tant que marchandise !.
Comment peut-on écrire que « l’archipel malais [était] au centre d’un négoce déjà mondial » ? Il parle de 1520, au moment où l’expédition de Magellan y passe… Mondial, oui, à l’échelle de la mer de Chine. Car, le commerce mondial, à l’époque, c’était les Portugais et les Espagnols qui l’assuraient ; et le commerce mondial par « excellence », ça n'a certes pas été des Coran, mais (très vite), les esclaves !

Une conception débile de l’histoire
Comment peut-on avoir cette conception débile de l’histoire, consistant à distribuer (en douce) des récompenses et des punitions, et à décréter que « ceci est trop pas juste » et « cela aurait été trop plus juste », qu’un tel est arrogant (et méchant), et tel autre humble et dévoué (et gentil).

Qui a fait le premier le tour du monde ? Rien à cirer !
Quel est par exemple l’intérêt de chercher à déterminer (de façon subreptice) « qui a fait le premier tour du monde complet » ? Ce n’était pas du tout le problème que se posait Magellan, ni ses commanditaires espagnols. Et, en tout état de cause, si le Malais Enrique a fait le premier vrai tour du monde, ce n'est pas sur un navire malais, mais sur un (ou des) navires espagnols ; il n'y était pour rien (cela pourrait même être considéré comme une atteinte à ses droits individuels que d'avoir été aussi longtemps déporté hors de chez lui).

Pourquoi les Européens ont « gagné » : un problème finalement assez simple
Il faut ne rien connaître à l’histoire pour écrire de pareilles sottises !

Il n’est pas vraiment difficile de comprendre pourquoi ce sont des Européens, précisément des Portugais et des Espagnols, qui ont « découvert le monde » et non pas les Chinois ou les Indiens.
Ce n’est pas parce qu’ils étaient plus, ou moins, avancés, plus, ou moins, « arrogants », plus « ceci », et moins « cela ».
C’est parce que depuis plusieurs décennies (en remontant aux années 1400-1420, début de l’« aventure portugaise », voire plus tôt), des Européens souhaitaient ardemment pouvoir commercer directement avec l'Asie orientale (« les Indes »), en se passant de l’intermédiaire obligé des marchands et navigateurs du monde musulman qui assuraient jusque-là le transit dans l’océan Indien jusqu'aux ports musulmans méditerranéens (mais qui, notons-le, n’avaient aucun accès aux ports des pays d’Europe occidentale, Italie, Espagne, France, a fortiori, Angleterre et Pays-Bas, parce que le trafic en Méditerranée à destination de l'Europe était aux mains des Italiens, Vénitiens et Génois en premier lieu).
Les Asiatiques, en revanche, n’avaient aucune volonté concernant le commerce avec l’Europe. Ils ne voulaient pas « atteindre l’Europe ». Ça leur était complètement égal. Il est donc logique qu’ils n’aient pas réussi : ils n’ont pas eu l’idée d’essayer, parce qu’ils n’avaient aucun intérêt dans cette affaire.

À venir
*Le processus réel des grandes découvertes, sans « excellence », ni « précellence », ni « arrogance »



Création : 1° juin 2020
Mise à jour :
Révision : 29 décembre 2020
Auteur : Jacques Richard
Blog : Question d’histoire
Page : QH 80. Patrick Boucheron et les grandes découvertes
Lien : Lien : https://jrichardterritoires.blogspot.com/2020/06/patrick-boucheron-et-les-grandes.html







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