vendredi 15 janvier 2016

54. Le Monde, Leparmentier et « Dany »

A propos d’un article d’Arnaud Leparmentier sur Daniel Cohn-Bendit dans Le Monde (31 décembre 2015)


Classement : presse ; Le Monde ; apatridie ; Daniel Cohn-Bendit




Ceci est un complément des pages consacrées à l'« apatridie » de Daniel Cohn-Bendit, dont on trouvera le détail dans la table des matières ; je renvoie notamment à la page initiale de la série (Daniel Cohn-Bendit a-t-il vraiment été apatride ?).
Daniel Cohn-Bendit fait souvent état de ses « années d’apatridie » dans les médias, qui, pour autant que je l'ai constaté, ne lui opposent pas la moindre objection, ni ne lui demandent la moindre précision. Ils gobent la parole du maître.
Un bel exemple de cette conception hagiographique du journalisme se trouve dans l'article référencé ci-dessous.

Référence
*Arnaud Leparmentier, « Quand Dany était apatride », Le Monde, 31 décembre 2015 (page 24) (cf. https://resistanceinventerre.wordpress.com/2016/01/16/quand-dany-etait-apatride/)

Présentation
J'ai déjà parlé d'Arnaud Leparmentier en octobre 2012, dans un autre blog (Le Boucher et le Parmentier). Comme Le Boucher, Leparmentier est insupportablement néolibéral, mais il est surtout très ballot, comme il le prouve ici.
L'objectif de son éditorial est d’exprimer et de justifier l'opposition de son auteur à la mesure de déchéance de nationalité promue par le gouvernement de Manuel Valls fin 2015-début 2016. L’opinion de M. Leparmentier sur ce sujet m’est totalement indifférente (tout comme le sujet lui-même, du reste). 
Mais il est intéressant de voir ce qu’il écrit de Daniel Cohn-Bendit : une sorte de conte pour enfants, un tissu d’erreurs, d’approximations et d’omissions.
Je rappelle que Daniel Cohn-Bendit est le second fils (né en avril 1945 à Montauban) d'Erich et Herta Cohn-Bendit, réfugiés allemands d'avant-guerre, dont le premier fils, Gabriel, né en 1936 à Montrouge, a très tôt (avant juin 1940, probablement avant septembre 1939) acquis la nationalité française « par déclaration » (procédure qui n'a rien à voir avec l'enregistrement de la naissance à la mairie ; elle a lieu à une date non imposée, devant le tribunal d'instance).

Un tissu d’erreurs, d’approximations et d’omissions
La soi-disant « non déclaration »
La phrase « Ils [Erich et Herta Cohn-Bendit] prévoient d’émigrer aux États-Unis et en oublient de déclarer Dany, qui se retrouve, lui aussi, apatride » est très discutable. 
Telle quelle, pour un lecteur non informé, elle ne peut rien signifier d'autre que : Daniel Cohn-Bendit n’a pas été déclaré à l’état civil de Montauban. 
Curieusement, c'est un énoncé qu'on trouvait en 2012 dans Wikipédia (version du 12 décembre 2012), sous une forme explicite :  
« Né d'un père avocat et d'une mère intendante de lycée, frère de Gabriel Cohn-Bendit, il naît à Montauban de parents juifs-allemands réfugiés en France en 1933 pour fuir le nazisme, ayant l'intention d'émigrer aux États-Unis, raison pour laquelle ils ne l'inscrivent pas à l'état civil français. » 
Ce n’est absolument pas le cas : la naissance de Dany a été enregistrée par le service d’état civil de Montauban, comme le prouve l’extrait de son acte de naissance (sans filiation) qu'on peut obtenir en toute légalité. Du reste, l'erreur de Wikipédia a été éliminée par la suite, grâce à l'intervention  d'un contributeur consciencieux...
Rien n'indique en revanche que Leparmentier, en écrivant sa phrase, ait pensé à la déclaration devant le tribunal d'instance. Je suis persuadé qu'il n'était pas courant de la différence entre les deux procédures, sinon il en aurait parlé. Et il aurait pu me le dire lorsque je lui ai soumis mes remarques quelques jours après son article (mais il n'a pas daigné me répondre...).
M. Leparmentier écrit aussi que : « [en avril 1945] ses parents, juifs allemands, sont apatrides. Ils ont été déchus de leur nationalité pour activités communistes lors de l’arrivée d’Hitler au pouvoir ». En fait, Erich Cohn-Bendit n’a été déchu ni, pour autant que je sache,  pour ce motif, ni, à coup sûr, à cette date. En effet, dans son autobiographie Nous sommes en marche, Gabriel Cohn-Bendit écrit (page 71) :
« je conserve […] le certificat traduit copie-conforme de la déchéance de nationalité de notre père.
Conformément au Journal officiel du Reich et de Prusse, n° 41 du vendredi 17 février 1939 ; en vertu de l’article 2 de la loi sur l’annulation des naturalisations…
Cohn-Bendit Erich, […] était déchu de sa nationalité en vertu de la loi du 14 juillet 1933 »
La rédaction n’est pas d’une totale clarté*, mais il en ressort que si la déchéance a été prononcée en vertu d’une loi de 1933, cela n’a eu lieu qu’en 1939. Par ailleurs, Gabriel Cohn-Bendit n’évoque pas de déchéance de nationalité en ce qui concerne sa mère…
Ce n’est qu’un détail ;  un problème plus grave se pose, qui ne semble pas tracasser M. Leparmentier : est ce que des gens déchus de la nationalité allemande par le régime nazi étaient « apatrides » aux yeux des autorités alliées de 1945 ? Par ailleurs, est-ce que les lois nazies n’ont pas été abolies par le fait de la capitulation de l’Allemagne le 8 mai 1945 ? Cela semble logique et cela mériterait une enquête (dans ce cas, l’apatridie de Daniel Cohn-Bendit n’aurait guère duré qu’un mois !).
Admettons tout de même l’apatridie d’Erich Cohn-Bendit en 1945 et ensuite. Est-ce que, pour autant, ce statut se transmet par filiation, comme M. Leparmentier semble le croire ? Le fait important à ce niveau, c’est que, étant né en France, Daniel Cohn-Bendit devait (s’il continuait de résider en France) devenir français à sa majorité (à moins d’y renoncer expressément), et que ses parents avaient la possibilité de demander à ce qu’il le devienne avant l’âge de sa majorité.
A partir d’octobre 1945, la nationalité est régie par l’ordonnance du 19 octobre 1945, qui prévoit, pour un enfant né en France de parents étrangers nés à l’étranger :
« Section 4 Acquisition de la nationalité française par déclaration de nationalité
Article 52
L'enfant né en France de parents étrangers peut réclamer la nationalité française par déclaration dans les conditions prévues aux articles 101 et suivants du présent code, si au moment de sa déclaration il a en France sa résidence et s'il a eu depuis au moins cinq années sa résidence habituelle en France, aux colonies ou dans les pays placés sous protectorat ou sous mandat français.
[…]
Article 54
Si l'enfant est âgé de moins de seize ans, la personne visée aux alinéas 2 et 3 de l'article précédent peut, à titre de représentant légal, déclarer qu'elle réclame, au nom du mineur, la qualité de français, à condition toutefois que ce représentant légal, s'il est étranger, ait lui-même depuis au moins cinq années sa résidence habituelle en France, aux colonies ou dans les pays placés sous protectorat ou sous mandat français. »
Il en résulte que la nationalité française aurait pu être demandée par les parents de Daniel Cohn-Bendit à partir du 4 avril 1950* (cinq ans de résidence en France), de sorte qu’il ne lui fallait nullement « attendre sa majorité », comme l'imagine Arnaud Leparmentier. Passons. 
M. Leparmentier écrit ensuite : « Le futur héros de Mai 68 se fait naturaliser allemand à l’âge de 14 ans. La République fédérale de Bonn expie les fautes nazies et redonne leur nationalité à ceux qu'elle a exclus et à leurs descendants. ».
Il est peut-être un peu mieux informé ici, puisqu'il se pourrait qu'il fasse allusion à l’article 116-2 de la Constitution de 1949 :
« 116-2 Frühere deutsche Staatsangehörige, denen zwischen dem 30. Januar 1933 und dem 8. Mai 1945 die Staatsangehörigkeit aus politischen, rassischen oder religiösen Gründen entzogen worden ist, und ihre Abkömmlinge sind auf Antrag wieder einzubürgern. Sie gelten als nicht ausgebürgert, sofern sie nach dem 8. Mai 1945 ihren Wohnsitz in Deutschland genommen haben und nicht einen entgegengesetzten Willen zum Ausdruck gebracht haben. »* 
Mais quel style ! On croirait que c'est « la République fédérale de Bonn » qui a privé des Allemands de leur nationalité, et non pas le régime nazi !
Nous avons donc quelqu'un, Daniel Cohn-Bendit, qui, dès sa naissance, était potentiellement français, qui pouvait le devenir à partir de 1950, et, qui était, au plus tard à partir de 1951 ou 1952, potentiellement allemand. Il avait le choix entre deux « patries ». Les apatrides des années 1920 auraient bien aimé avoir le choix d’une seule.
Daniel Cohn-Bendit a, pour des raisons qui le regardent, créé une espèce de mythe autour de ce sujet ; il est malheureusement cautionné dans cette lubie par un grand nombre de journalistes qui admettent son point de vue sans la moindre critique.
Je reconnais que je n’ai pas trouvé toutes les solutions, mais au moins je pose les problèmes de façon un peu plus réaliste.
Notes
*La rédaction n’est pas d’une totale clarté : voir la page consacrée à ce document A propos de la déchéance de nationalité d'Erich Cohn-Bendit
*à partir du 4 avril 1950 : j'ai un peu simplifié ; en fait la nationalité française aurait sans doute aussi pu être demandée du 4 avril au 19 octobre 1945, date de la promulgation de l'ordonnance qui établit un délai de résidence de 5 ans
*traduction de l'article 116-2 de la constitution de la RFA : « Les anciens ressortissants allemands auxquels la nationalité a été retirée entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945 pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, et leurs descendants, doivent à leur demande [auf Antrag] être rétablis dans leur citoyenneté. Ils sont tenus pour non déchus, dès lors qu’après le 8 mai 1945 ils ont pris domicile en Allemagne et n’ont pas exprimé de volonté contraire. »

Suites
Je n'ai pas eu de réaction de Leparmentier ; Luc Bronner m'a dit qu'il avait sans doute détruit mon message sans y prendre garde, puis n'a pas répondu à un second envoi.
Le médiateur, Frank Nouchi, à qui j'ai communiqué ce courrier, a refusé toute insertion rectificative et ajouté que si Le Monde consacrait un jour un dossier à Dany, ils verraient s'il y a lieu de tenir compte de mon blog. C'est évidemment tout vu !!!



Création : 28 janvier 2016
Mise à jour :
Révision : 6 septembre 2017
Auteur : Jacques Richard
Blog : Territoires
Page : 54. Le Monde, Leparmentier et « Dany »
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.fr/2016/01/55-le-monde-leparmentier-et-dany.html








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