Quelques remarques à propos d’un passage de La République sur l’esclavage
Classement : Antiquité ;
esclavage ; Platon
Référence
*La République,
livre IX, paragraphes 578c-579b (édition Garnier-Flammarion, p. 341)
Texte
Après avoir examiné les règles de fonctionnement du bon
gouvernement, Platon traite des mauvais gouvernements et en particulier de la
tyrannie.
« SOCRATE
: A mon avis, il faut se faire une idée de la situation du tyran d'après ceci.
GLAUCON : D'après quoi ?
SOCRATE : D'après la
situation d'un de ces riches particuliers qui, dans certaines cités, possèdent
beaucoup d'esclaves ; ils ont ce point de ressemblance avec les tyrans qu'ils
commandent à beaucoup de monde ; la différence n'est que dans le nombre.
GLAUCON : C'est vrai.
SOCRATE : Tu sais donc que
ces particuliers vivent dans la sécurité et qu'ils ne craignent point leurs
serviteurs.
GLAUCON : Qu'en
auraient-ils à craindre ?
SOCRATE : Rien. Mais en
vois-tu la raison ?
GLAUCON : Oui, c'est que
la cité tout entière prête assistance à chacun de ces particuliers.
SOCRATE : Bien dit. Mais
quoi ? Si quelque dieu, enlevant de la cité un de ces hommes qui ont cinquante
esclaves et davantage, le transportait, avec sa femme, ses enfants, ses biens
et ses serviteurs, dans un désert, où il n'aurait de secours à attendre d'aucun
homme libre, ne crois-tu pas qu'il vivrait dans une extrême et continuelle
appréhension de périr de la main de ses esclaves, lui, ses enfants et sa femme
?
GLAUCON : Oui, son
appréhension serait extrême.
SOCRATE : Ne serait-il pas
réduit à faire sa cour à certains d'entre eux, à les gagner par des promesses,
à les affranchir sans nécessité, enfin à devenir le flatteur de ses esclaves ?
GLAUCON : Il serait bien
forcé d'en passer par là, dit-il, ou de périr.
SOCRATE : Que serait-ce
donc si le dieu établissait autour de sa demeure des voisins en grand nombre,
décidés à ne pas souffrir qu'un homme prétende commander en maître à un autre,
et à punir du dernier supplice ceux qu'ils surprendraient en pareil cas ?
GLAUCON : Je crois que sa
triste situation s'aggraverait encore, s'il était ainsi environné et surveillé
par des gens qui seraient tous ses ennemis.
SOCRATE : Or, avec ce
naturel que nous avons décrit, plein de craintes et de désirs de toute espèce,
n'est-ce pas dans une prison semblable qu'est enchaîné le tyran ? »
Commentaire
Ce qui est intéressant ici, c’est que l’esclavage n’est pas le
sujet principal : il ne s’agit que du thème d’une métaphore (tyran/sujets
> maître/esclaves) destinée à faciliter pour ses interlocuteurs la
compréhension de ce qu’est la tyrannie. Est-ce que c'est une bonne métaphore ?
Peut-être pas, mais peu importe. L’important, c’est qu’en tant qu’auteur, il ne
réfléchit pas précisément à la question de l’esclavage, de sorte qu’il énonce, sans
y prendre garde, un certain nombre de choses à mon avis assez surprenantes,
sans du reste les développer.
Le point central est la question : qu’est-ce qui permet qu’un seul
homme (« un riche particulier ») domine, le cas échéant plusieurs dizaines
d’autres hommes (des esclaves) ? Platon élude la réponse simpliste : ce sont
des esclaves, donc il n’y a aucun problème.
Il examine d’abord la situation « normale » : en réalité, le
maître de nombreux esclaves n’est pas seul face à eux, il bénéficie de
l’assistance (potentielle) des autres maîtres, voire de tous les citoyens. On
peut noter que cette réflexion n’apparaît pas au terme d’un long processus
maïeutique : Glaucon, interrogé par Socrate, trouve tout de suite la réponse.
On peut donc imaginer que celle-ci n’avait rien d’extraordinaire.
Platon n’a pas jugé utile de signaler plusieurs facteurs
favorables aux maîtres : pour la plupart, les citoyens athéniens avaient
seulement un ou deux esclaves, voire aucun, ce qui établit un meilleur
équilibre numérique ; que les citoyens étaient à même de s’armer ; il n’évoque
pas non plus (dans ce cadre « normal ») le cas d’une révolte d’esclaves, même à
titre d’hypothèse.
Il évoque cette possibilité dans le cadre d’une situation
hypothétique, que l’on pourrait appeler, par anticipation, « l’île aux esclaves
» : le maître (et sa famille) se retrouvant effectivement seuls, isolés, avec de
nombreux esclaves. La suite de l’hypothèse est que la perspective d’une révolte
serait immédiate (« ne crois-tu pas qu'il vivrait dans une
extrême et continuelle appréhension de périr de la main de ses esclaves, lui,
ses enfants et sa femme ? »)
; la domination antérieure ne pourrait pas perdurer telle quelle : le maître
serait obligé d’ « affranchir certains esclaves », c’est-à-dire d’en élever un
certain nombre au rang de dominants, de recréer en quelque sorte la structure
qui existait dans la cité réelle, et donc, non seulement d’en affranchir, mais
sans doute aussi de leur allouer des esclaves en propre. Platon ne semble pas
imaginer de forte solidarité entre les esclaves.
Conclusion
De ce passage, on peut retirer l’impression qu'il perçoit
l'esclavage en terme de rapports sociaux (de rapports de force) et non pas en
termes d’ « essence éternelle ».
Bref : Platon serait-il un « matérialiste historique »
ignoré ?
En tout cas, même s’il n’envisage pas la possibilité d’une société
sans esclaves, même s’il juge ce système « normal », le point de vue de Platon
semble différent de celui d’Aristote (alors que les deux sont fréquemment
associés comme « thuriféraires de l’esclavage » (par exemple dans le
livre de Jean-François Kahn sur Les Rebelles).
Création : 30 novembre
2012 dans Blogoliot (http://blogoliot.over-blog.com/article-a-propos-d-un-passage-de-platon-sur-l-esclavage-112972622.html)
Transfert : 14 février
2017
Mise à jour :
Révision : 5 septembre 2017
Auteur : Jacques Richard
Blog : Questions d’histoire
Page : QH 7. Platon et l'esclavage
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.fr/2017/02/platon-et-lesclavage.html
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