lundi 11 juin 2018

QH 34. Jack Dion n'aime pas la guerre froide

Quelques remarques sur une figure de style historique


Classement : épistémologie de l’histoire ; rhétorique de l’écriture historique




Référence
*Jack Dion, « OTAN en emporte le vent atlantiste », Marianne, n° 1108, 8 juin 2018, page 54
Dans cette chronique, Jack Dion évoque les manœuvres de l’OTAN (« Coup de sabre ») qui ont lieu actuellement (juin 2018) dans des pays limitrophes de la Russie. Il admet que la politique étrangère russe laisse à désirer, mais conclut un paragraphe de la façon suivante :

Texte
 « Encore faut-il se demander si la bonne réponse est une nouvelle mouture de la guerre froide qui jadis, a mis la planète au bord de l’explosion. »

Analyse
Une erreur conceptuelle
Elle ne porte pas sur la valeur de l’opinion exprimée par Jack Dion (il ne faut pas refaire avec la Russie de Poutine ce qui a été fait avec l’URSS de l’après-guerre), mais sur sa formulation (l’auteur utilise une figure de rhétorique tout à fait inappropriée : la transformation d’un concept en agent historique effectif).
En effet, la « guerre froide » est et n’est qu’un concept, un moyen d’analyser et surtout de décrire une situation historique donnée : le conflit entre l’URSS et les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale, conflit qui s’est terminé par l’effondrement du camp soviétique en 1989 et même la dislocation de l’URSS en 1991.
A proprement parler, la « guerre froide » n’a pas existé dans la réalité ; ce qui a existé, c'est l'antagonisme entre les Etats-Unis et l'URSS, ce sont les décisions stratégiques et tactiques dans ce conflit sans guerre directe entre les deux protagonistes, donc fondé sur des modes relativement non violents de combat (espionnage, recherche de « protégés »…) et sur une composante importante : la détention par les deux puissances d’un armement nucléaire équivalent (d'où le lieu commun sur cette époque : « la planète [était] au bord de l’explosion »). Mais, à supposer que ce lieu commun ait eu la moindre valeur, ce n'est pas la « guerre froide » qui aurait pu déclencher le cataclysme.
Une erreur factuelle
Le conflit appelé « guerre froide » a été largement fondé sur la « stratégie de la dissuasion nucléaire » : l’idée que l’utilisation par un des deux de l’arme nucléaire provoquerait des représailles nucléaires telles que cette arme ne pouvait pas rationnellement être utilisée en premier.
Le mode conflictuel de cette époque excluait donc la guerre nucléaire comme solution rationnelle.
Mais on ne peut pas pour autant dire que « la guerre froide » aurait empêché la guerre nucléaire, car les acteurs effectifs du processus étaient les gouvernements américains et soviétiques, et non pas un concept mis au point par des journalistes plutôt que par des historiens.

Autres exemples de cette erreur conceptuelle
Une erreur analogue est commise par certains auteurs lorsque ils font de « la Révolution française » un agent historique effectif : « la Révolution française ne pouvait que déboucher sur la Terreur ». Il me semble qu’un certain nombre d’énoncés de François Furet relèvent de cette rhétorique (bien entendu, il est exact que les événements de 1789 comportent une part importante de violence), qui vise à « condamner » le concept décrivant un processus historique, de même que Jack Dion croit utile de « condamner » la « guerre froide ».
Sans parler du pitre nommé Philippe Nemo qui voit dans l’histoire de France depuis 1789 un conflit entre « 1789 » et « 1793 » ! (voir la pagPhilippe Nemo, le Front populaire et le régime de Vichy).
Dans une déclaration de 1948 (à propos de la Déclaration universelle des droits de l'homme), René Cassin affirme que dans les années 1930 « la violation des droits de l'homme a conduit à la guerre ». En réalité, c'est le régime nazi qui a été à l'origine de la guerre, non pas parce qu'il violait les droits de l'homme, mais parce que la conquête territoriale, donc la guerre, était un élément essentiel de son idéologie. Même ineptie lorsque, à propos du protectionnisme économique, certains déclarent pour mettre fin au débat : « On sait où ça nous a conduit » (à la guerre, mais ce n'est jamais dit, afin de bien obscurcir les choses). 



Création : 11 juin 2018
Mise à jour : 5 janvier 2019 (exemples)
Révision : 5 décembre 2018
Auteur : Jacques Richard
Blog : Questions d’histoire
Page : QH 34. Quand Jack Dion condamne la guerre froide
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.com/2018/06/quand-jack-dion-condamne-la-guerre.html








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