Quelques
informations sur une adresse de Gabriel Cohn-Bendit à la presse en février 1968
Classement : la procédure
d'expulsion de février 1968
Ceci est une annexe des pages
consacrées à l’apatridie de Daniel Cohn-Bendit (Daniel
Cohn-Bendit a-t-il vraiment été apatride ?) et, plus particulièrement, d'une
des pages relatives à la procédure d’expulsion qu’il a subie en février 1968,
comparaissant devant la commission d’expulsion de la préfecture de police le 16
février, suite, notamment, à des propos échangés le 8 janvier avec le
Ministre de la Jeunesse et des Sports, François Missoffe.
Présentation
Le dossier concernant cette
expulsion, reproduit dans le livre d’Emeline Cazi, Le Vrai Cohn-Bendit, comprend le
« mémoire en défense » rédigé par l’avocat François Sarda (Daniel
Cohn-Bendit apatride Annexe 2 (a) Le mémoire en défense de François Sarda).et
deux pièces jointes.
Emeline Cazi ajoute un autre
élément (pages 309-311) : une lettre ouverte adressée par Gabriel
Cohn-Bendit à plusieurs organes médiatiques.
Le statut de ce document n’est pas
clair. Emeline Cazi indique simplement (page 309) : « Tribune
de Gabriel Cohn-Bendit adressée à la presse », sans autres précisions. Elle
n’indique pas à qui ce texte a été adressé, ni s’il a été publié.
Une recherche sur Internet ne donne pas de renseignements à ce sujet.
Texte
Les astérisques renvoient à des
notes (au dessous du texte).
« Page 309
Lettre d’un professeur français pour la défense de son frère
étudiant allemand
La presse en général et votre journal en particulier a
relaté les « incidents » qui se sont produits à la faculté de
Nanterre le vendredi 27 février 1968. Cette manifestation avait, entre autres,
pour but de protester contre la menace d’expulsion d’un étudiant allemand,
Daniel Cohn-Bendit.
Cet étudiant est mon frère. Je suis, moi, Français et
Professeur (d’allemand) au lycée A. Briand de Saint-Nazaire*. Ceci me donnera
peut-être des droits qui sont contestés à mon frère ?
J’expliquerai tout d’abord pourquoi l’un d’entre nous est
Français et l’autre Allemand : mes parents, parce que Juifs*, ont dû
quitter l’Allemagne en 1933, et sont venus s’installer en France. Né à Paris*
en 1936, je fus naturalisé Français à la naissance. Pendant la guerre, mon père
fut interné par les autorités de Vichy en zone dite « libre »*. Par
la suite, mes parents ont échappés à la déportation, ce que d’aucuns peuvent
regretter, car ils n’auraient pas aujourd'hui à expulser mon frère qui est né,
en effet, à Montauban, en 1945, après la « libération ». Mes parents,
pour des raisons que j’ignore, ne l’ont pas fait naturaliser Français à la
naissance. Mon
Page 310
frère a fait ses études primaires et même secondaires jusqu’en classe de 5e
à Paris.
En 1951, mon père est retourné en Allemagne de l’Ouest pour
y exercer son métier d’avocat* ; quelques années après, ma mère l’a
rejoint emmenant avec elle mon frère alors âgé de 13 ans [1958] qui termina
ainsi ses études secondaires en Allemagne. C’est à cette époque que, jusque là
apatride, il devint Allemand. Après la mort de mes parents [1959 et 1963], âgé de 18 ans, il
voulut prendre la nationalité française, ce qui lui fut refusé, son domicile
légal n’étant plus en France depuis cinq ans. Il dut donc y renoncer. Nous
pensions alors que, de toute façon, dans l’Europe d’aujourd'hui, cela n’avait
plus guère d’importance. Voilà précisé le cas de cet étudiant
« Allemand ».
Pour ce qui est de ses idées et activités politiques je
tiens à dire que d’une façon générale, je les partage entièrement :
militant syndicaliste révolutionnaire au sein de la F.E.N.*, je porte des
critiques analogues aux siennes sur la société française d’aujourd'hui.
En ce qui concerne plus particulièrement
« l’insulte » à Monsieur le Ministre Missoffe, je la reprends
entièrement à mon compte : répondre à un interlocuteur qui s’étonne de ce
qu’un rapport sur la jeunesse passe complètement sous silence les problèmes
sexuels, que la piscine (de Nanterre) était là pour les résoudre, est bien en
effet un raisonnement de type fasciste. Le sport est une chose, la sexualité en
est une autre ; substituer le sport à la sexualité est un aspect des
régimes fascistes (et quand je parle de fascisme, je
Page 311
sais moi, fils d’émigré allemand, de quoi je parle). Il suffirait de relire les
textes sur le sport du régime nazi, du régime de Franco et de celui de la
France de Vichy pour le confirmer. Emile Copfermann, dans son petit livre
« problèmes de la jeunesse », collection Maspero, cite cette phrase
du psychanalyste Wilhelm Reich : la suppression de l’activité sexuelle des
jeunes est le mécanisme de base qui produit les structures caractérielles
adaptées à l’asservissement politique, idéologique, économique ».
Il est possible que l’idéologie officielle soit de remettre
à sa place ce qu’en haut lieu on a appelé « un peuple d’élite, fier et
dominateur » !
Il est possible que certains veuillent faire faire à mon
frère le chemin inverse de celui qu’Hitler fit faire à mon père (ce
rapprochement sera encore considéré comme insultant, mais qu’y puis-je ?
les faits sont bien ainsi).
Mais il est plus vraisemblable que, malgré tout ce qui nous
sépare par ailleurs, il existe en France une force suffisante pour empêcher
cela. »
Notes
*professeur
(d’allemand) au lycée A. Briand de Saint-Nazaire : après ses études
secondaires et supérieures à Paris (lycée Buffon et Sorbonne), Gabriel
Cohn-Bendit vit à Saint-Nazaire à partir de 1959 ; il devient professeur
d’allemand en 1961
*parce que Juifs :
le départ des parents (dès mars 1933) n’est pas dû au fait qu’ils étaient
Juifs, mais qu’après l’incendie du Reichstag, son père risquait d’être arrêté
en raison de ses activités politiques, comme l’a été son ami Hans Litten, avocat lui
aussi
*né à Paris en 1936 : précisément à Montrouge, le 16
avril 1936
*mon père fut interné
par les autorités de Vichy en zone dite « libre » : Erich Cohn-Bendit a été interné dès l’automne 1939 (à Villemalard, Loir-et-Cher), puis au
printemps 1940 (à Brest), donc avant l’avènement du régime de Vichy ; il a
aussi été interné par Vichy à la fin de 1940 (à Septfonds, Tarn-et-Garonne) mais n’y est pas
resté très longtemps (la chronologie reste à préciser sur ce point).
*mon père est
retourné en Allemagne de l’Ouest pour y exercer son métier d’avocat :
métier qu’il n’avait pas le droit d’exercer en France (en l’absence
d’équivalences des diplômes à cette époque) ; en Allemagne, il se spécialise
dans la défense des intérêts des victimes du nazisme.
* militant
syndicaliste révolutionnaire au sein de la F.E.N. : il est alors
membre du SNES et milite dans la tendance Ecole Emancipée (il a quitté le SNES
en 1975)
Commentaire
Ce texte n’est pas le meilleur qu’ait écrit Gabriel
Cohn-Bendit : on y trouve un certain nombre de traits caractéristiques de
ce qu’était à l’époque le « gauchisme ».
1) quelques traits gauchistes excessifs
Absence d’humour
Contrairement à François Sarda dans son mémoire en défense,
Gabriel Cohn-Bendit laisse de côté le fait que la réflexion de Missoffe
sur « la piscine comme moyen de régler les problèmes sexuels » était très probablement une blague, certes de très mauvais goût.
Gabriel Cohn-Bendit fait comme si c’était
« significatif », comme si c’était l’indice d’un possible plan de
mise au pas de la jeunesse et de la société toute entière, ceci en s'appuyant sur rien moins qu’une citation de Wilhelm Reich.
Procès d’intention
« Par la suite, mes parents ont échappés à la
déportation, ce que d’aucuns peuvent regretter, car ils n’auraient pas
aujourd'hui à expulser mon frère »
« Il est possible que certains veuillent faire faire à
mon frère le chemin inverse de celui qu’Hitler fit faire à mon père (ce
rapprochement sera encore considéré comme insultant, mais qu’y puis-je ?
les faits sont bien ainsi). »
Il n’y a évidemment
aucune équivalence entre l’expulsion d’un étranger hors de France en
1968 et l’exil d’un adversaire du nazisme en Allemagne en 1933 (pas plus
qu’entre un CRS et un SS ; mais cette équivalence était posée dans le
cadre des manifestations, comme une provocation, je ne pense pas que cela ait
jamais été énoncé sérieusement, dans un texte réflexif).
Le projet d’expulsion de Daniel Cohn-Bendit en février
(ainsi que son expulsion effective en mai, et encore plus le long délai avant
la levée) relevait de la bassesse (un des aspects du régime gaulliste), mais n’a rien à voir avec l’hitlérisme.
Erich et Herta Cohn-Bendit sont partis parce qu’il y avait pour eux un risque
vital réel (Hans Litten est mort en camp en 1938).
Je pense qu’il faut signaler ces « marques
d’époque » (que, probablement, on ne trouverait pas sous la plume de
son frère), ces scories de la pensée extrémiste, avant d’en venir aux
informations concernant les questions juridiques.
Autres
*« ... après la "libération" »
Il démarque ici une phrase assez connue du
général de Gaulle, « peuple d'élite, sûr de lui-même
et dominateur », visant les Israéliens (conférence de presse du 27
novembre 1967) avec une tonalité critique relativement à leur usage de la
victoire de juin 1967.
*« Quand je parle de fascisme, je sais moi, fils
d’émigré allemand, de quoi je parle. »
2) Les questions de nationalité
a) la différence de nationalité entre les deux frères
« Né à Paris en 1936, je fus naturalisé Français à la
naissance. »
« mon frère […] est né […] en 1945, après la
« libération ». Mes parents, pour des raisons que j’ignore, ne l’ont
pas fait naturaliser Français à la naissance. »
Gabriel Cohn-Bendit utilise un terme inapproprié :
« naturaliser ».
Il s’agit en fait de ce que dans le vocabulaire
juridico-administratif on appelle « acquisition de droit », qui se
différencie de la naturalisation (« acquisition par décret »), mais
aussi de l’ « attribution » (filiation d’un parent français ou
naissance de parents étrangers en France si l’un d’eux est né en France).
En l’occurrence, Gabriel et Daniel Cohn-Bendit, étant nés en
France de parents nés à l’étranger, pouvaient devenir français, soit à leur
majorité (moyennant certaines conditions de résidence), soit avant, à condition
que leur père (ou un substitut légal) en fasse la demande.
Il semble donc qu’une demande a été faite pour Gabriel (probablement
entre 1936 et 1939) mais n’a jamais été faite pour Daniel.
b) l'apatridie de Daniel
« C’est à cette époque [après 1958] que, jusque là
apatride, il devint Allemand. »
Probablement une des plus anciennes mentions de l'apatridie.
Probablement une des plus anciennes mentions de l'apatridie.
c) la demande de
nationalité française
« Après la mort de mes parents, âgé de 18 ans, il
voulut prendre la nationalité française, ce qui lui fut refusé, son domicile
légal n’étant plus en France depuis cinq ans. »
C’est donc en 1963 que Daniel aurait fait des démarches pour
acquérir la nationalité française.
Dans l’ordonnance de 1945, il est prévu (article 52)
que :
« L'enfant né en France de parents étrangers [nés à
l’étranger] peut réclamer la nationalité française […] si au moment de sa
déclaration il a en France sa résidence et s'il a eu depuis au moins cinq
années sa résidence habituelle en France […]. ».
Ayant vécu en Allemagne depuis 1958, il ne satisfaisait pas
la condition de cinq années de résidence en France (il ne s’agit pas
nécessairement du « domicile légal »).
A cela s’ajoute le fait qu’il avait pris la nationalité
allemande, ce qui pouvait constituer un autre obstacle.
En l’occurrence, cette assertion d’une demande de
nationalité française en 1963 (François Sarda l’évoque aussi, mais la place
plutôt en 1965) contredit l’idée du choix de la nationalité allemande
« pour échapper au service militaire » ; s’il avait obtenu la
nationalité française, il aurait été assujetti à la conscription (comme
Gabriel, qui a fait son service militaire en 1963-1964).
Création : 22 avril 2014
Mise à jour :
Révision : 15 septembre 2017
Auteur
: Jacques Richard
Blog :
Territoires
Page : 33. Daniel Cohn-Bendit apatride Annexe 2 (d) Adresse de Gabriel à la presse
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.fr/2014/04/33-dcb-annexe-2-d-gabriel-presse.html
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