lundi 24 mars 2014

16. Daniel Cohn-Bendit apatride Annexe 2 (a) Le mémoire en défense de François Sarda (février 1968)

Quelques informations sur le mémoire en défense de Daniel Cohn-Bendit pour la commission d’expulsion de février 1968


Classement : la procédure d'expulsion de février 1968




Ceci est une annexe des pages consacrées à l’apatridie de Daniel Cohn-Bendit :
*Daniel Cohn-Bendit a-t-il vraiment été apatride ? (première approche à travers des documents médiatiques récents)
*Daniel Cohn Bendit apatride 2 Éléments biographiques (analyse des notices Wikipédia française et allemande qui lui sont consacrées)
*Daniel Cohn-Bendit apatride 4 La législation allemande en 1945 (en général et en relation aux mesures prises par le régime nazi)
*Daniel Cohn-Bendit apatride 5 A propos de son acte de naissance (à propos d’une supposée non déclaration à l’état civil)

Le livre d’Emeline Cazi, Le Vrai Cohn-Bendit (Plon, 2010) fournit un certain nombre de documents. J’ai déjà étudié la carte de l’OFPRA de Daniel Cohn-Bendit (période 1957-1960).
Je donne ci-dessous des extraits du mémoire en défense élaboré par François Sarda (pages 292 à 301 de l'ouvrage cité) lors de la procédure d’expulsion engagée contre Daniel Cohn-Bendit en janvier-février 1968, procédure qui n’a pas abouti.
Le livre d’Emeline Cazi n’est pas très clair sur le détail de la procédure, elle se borne aux éléments essentiels.

Présentation
Les circonstances
Daniel Cohn-Bendit, étudiant à Nanterre depuis 1965, est perçu comme agitateur par les autorités, notamment le doyen Pierre Grappin, qui, à la rentrée 1967, a essayé de le transférer de Nanterre à la Sorbonne pour des motifs de carte scolaire (Cazi, page 48 : « Le doyen a trouvé une faille dans le dossier de sa bête noire. Il habite Paris, et dépend donc de la Sorbonne. »), mais n’est pas allé jusqu’au terme de sa tentative.
En janvier 1968, le Ministre de la Jeunesse et des Sports François Missoffe étant venu à Nanterre inaugurer le centre sportif, un échange a lieu entre lui et Daniel Cohn-Bendit. Le doyen, estimant que celui-ci a passé les bornes, engage contre lui une procédure d’expulsion du territoire.

La procédure d’expulsion
Quelques renseignements (actuels) :
« Lorsque la présence d’un étranger constitue une menace pour l’ordre public, l’étranger peut faire l’objet d’un arrêté d’expulsion pris par le préfet après avis d’une commission d’expulsion présidée par le président du TGI ou un juge délégué par lui.
En cas d’urgence absolue, l’arrêté d’expulsion peut être pris par le ministre de l’intérieur sans avis préalable de la commission.  »
La procédure de février 1968 se déroule devant la commission d'expulsion de la Préfecture de police, devant laquelle Daniel Cohn-Bendit comparaît le 16 (Le Monde, 17 février 1968, page 10), c'est-à-dire la commission compétente pour quelqu'un habitant Paris. L'avis de la commission n'est pas donné immédiatement. 
Remarque 1 : selon Le Monde du 8 février 1968 (page 13), il s'agissait de la commission d'expulsion du ministère de l'Intérieur. 
Ramarque 2 : en mai, Daniel Cohn-Bendit sera frappé par un arrêté ministériel d’expulsion pris « en urgence », sans réunir de commission.

François Sarda (1929-2005)
Proche de Pierre Mendès-France sous la IVème République, il s’est rallié au général de Gaulle et fait partie du groupe des « gaullistes de gauche ».

Le mémoire en défense
Le texte complet comporte trois parties :
1) les reproches adressés à Daniel Cohn-Bendit
2) présentation de la personnalité de l’intéressé
3) analyse des faits.
La seconde partie, qui reprend la biographie personnelle et familiale de Daniel Cohn-Bendit, est la plus intéressante.
On remarquera que les énoncés de fait de François Sarda ne sont pas à l’abri de tout reproche : outre qu’il écrit systématiquement « Daniel Cohn-Bentit » (erreur non reproduite ci-dessous), il fait par exemple une erreur sur le lieu de décès de Herta Cohn-Bendit (Londres, et non pas « en France »), sans doute parce qu’il n’a pas pris le temps de vérifier un point d’ailleurs marginal dans son argumentation.
On a l’impression qu’il n’a pas donné son mémoire à relire par l’intéressé, alors même que, dans certains cas, il se fie probablement à ses déclarations (« il acquiert alors la nationalité allemande »).

Extraits
Les astérisques sont des appels de note.
Entre crochets : notes explicatives courtes
1) Pages 294-296
« La personnalité de M. Cohn-Bendit
Avant d’aborder les faits, il est nécessaire de présenter la personnalité de M. Cohn-Bendit sous son véritable éclairage.
Cette personnalité pose en effet la question de la nationalité de M. Cohn-Bendit comme un cas très particulier. […]
Bien que de nationalité allemande, M. Cohn-Bendit est né en France, et y a passé la majeure partie de son existence.
En effet, ses parents, victimes des persécutions nazies, ont quitté l’Allemagne en 1933 et se sont réfugiés en France.
Un premier enfant leur est né en 1936 : il a la nationalité française et exerce au Lycée de St Nazaire où il est Professeur certifié d’allemand [Gabriel Cohn-Bendit].
Lui-même Marc Daniel Cohn-Bendit est né à Montauban en 1945. Il a vécu en France avec père et mère d’abord jusqu’en 1951*, date à laquelle son père revient en Allemagne reprendre sa profession [avocat]. Marc reste en France avec sa mère jusqu’en 1958. Il a fait ses études au lycée Buffon : tous deux* à l’époque ont la carte d’apatride*.
Pourquoi n’a-t-il pas eu lui aussi la nationalité française ? Il ne le sait. Vraisemblablement parce que la guerre finie, ses parents n’y ont pas pensé de la même manière [que pour Gabriel].
En 1958, en compagnie de sa mère, il va pour la première fois en Allemagne rejoindre son père, avocat à Francfort, et il acquiert alors la nationalité allemande.

Il va rester en Allemagne 7 ans : 1958-1965. Il poursuit ses études secondaires et obtient un diplôme équivalent au baccalauréat français.
Son père décède en 1959 : sa mère retourne alors en France où elle meurt en 1963. En 1965, Cohn-Bendit revient aussi en France ; il commence ses études supérieures à la Faculté de Lettres de Nanterre où il est étudiant en sociologie.
Il souhaite alors reprendre la nationalité française ; il consulte ; il lui est indiqué que n’ayant plus de domicile légal en France depuis plus de cinq ans*, ce n’est pas possible. Il n’insiste pas. M. Cohn-Bendit vit donc en France, étant juridiquement étudiant allemand, mais on ne peut empêcher qu’il ait une personnalité franco-allemande.
M. Cohn-Bendit est de culture et d’éducation françaises. Né en France, y ayant fait la majeure partie de ses études. Il est parfaitement assimilé au pays de sa naissance, de son enfance et de sa jeunesse ; il paraît superflu d’ajouter qu’il parle parfaitement notre langue.
En fait, le hasard seul lui vaut d’avoir actuellement la nationalité allemande.
Dans un rapport d’enquête du 14 décembre 1965, on relève que Cohn-Bendit ignore dans quel pays il se fixera définitivement.
Son frère qui constitue aujourd'hui son unique famille est français, marié à une française et fixé en France. (Tout le reste de sa famille a disparu lors de la tourmente hitlérienne). Tout cela explique comment il étudie, pense et agit sans se considérer comme un étudiant réellement étranger dans notre pays.
Et dans la mesure où il poursuit ses études en France, il est probable qu’il s’y fixera.
Il vit en France […] avec une Bourse Fédérale comme victime du nazisme. »

2) Page 297
« M. Cohn-Bendit est un excellent étudiant. Il ne prend pas ses études comme une période d’amusement ou d’agitation. Ses résultats universitaires sont bons et ses Professeurs le remarquent. Titulaires du diplôme d’Etudes supérieures, il a obtenu le certificat de Sociologie Générale avec mention Assez Bien. »

3) Page 301
« En conclusion :
On souhaite que M. Cohn-Bendit ne soit pas trop lourdement puni pour une réflexion qui est au maximum déplacée en raison de sa forme, car M. Cohn-Bendit ne s’est pas mêlé de nos institutions. Le grief n’est même pas sérieux.
On briserait une jeunesse et une vie sur quelques secondes. Tout le droit français s’opposé à une telle sanction pour un bref instant, et surtout pour une faute totalement involontaire et assurément non préméditée.
La France regretterait un garçon né en France de parents apatrides, parce que juifs réfugiés en France, à la nationalité tellement fragile que l’autorité militaire française le convoquait récemment*.
La France mettrait une frontière et un code entre un Frère Français et un Frère Allemand, parce que l’un est né avant et l’autre après l’anéantissement du nazisme.
L’expulsion demandée comme s’il y avait eu une insulte directe et consciente à l’adresse d’un Ministre français doit être écartée.

Paris, le 6 février 1968
François Sarda
Avocat à la cour
Pièces jointes :
1) copie de la lettre adressée à M. Missoffe par M. Cohn-Bendit
2) certificat médical »

Notes
*1951 : indication précise de la date du retour d’Erich Cohn-Bendit
*carte d’apatride : il s’agit de la carte de l’OFPRA étudiée sur une page spécifique
*tous deux : indication que Herta Cohn-Bendit avait elle aussi une carte de l’OFPRA
*plus de domicile légal en France depuis plus de cinq ans : cf. article 44 de l’ordonnance de 1945 : « [Est Français] tout individu né en France de parents étrangers acquiert la nationalité française, à sa majorité si, à cette date, il a, en France, sa résidence et s'il a eu, depuis l'âge de seize ans, sa résidence habituelle en France »
*l’autorité militaire française le convoquait récemment : François Sarda attribue cela à une « fragilité de sa nationalité », alors que l'autorité militaire  le convoque simplement (au titre de la classe 65) parce qu'il se trouve sur une liste des individus nés en France en 1945 ; elle l'a donc supposé a priori français, à charge pour lui de prouver le contraire (voir aussi infra)

Commentaires
1) la différence de nationalité entre les deux frères 
« Un premier enfant leur est né en 1936 : il a la nationalité française* et exerce au Lycée de St Nazaire où il est Professeur certifié d’allemand.
Lui-même Marc Daniel Cohn-Bendit est né à Montauban en 1945. Il a vécu en France avec père et mère d’abord jusqu’en 1951, date à laquelle son père revient en Allemagne reprendre sa profession. Marc reste en France avec sa mère jusqu’en 1958. Il a fait ses études au lycée Buffon : tous deux* à l’époque ont la carte d’apatride*.
Pourquoi n’a-t-il pas eu lui aussi la nationalité française ? Il ne le sait. Vraisemblablement parce que la guerre finie, ses parents n’y ont pas pensé de la même manière. »
Tout cela est un peu confus, mais il en ressort que ses parents n’ont pas demandé la nationalité française pour lui, alors qu’ils l’ont fait pour son frère, ce qui correspond à ce que disent tant Daniel que Gabriel Cohn-Bendit. l’avocat n’évoque cependant pas l’idée que Gabriel aurait été « naturalisé à la naissance » (sans doute parce qu’il sait que ce n’est pas possible).
Il est dommage qu’il n’approfondisse pas l’aspect juridique de la question (aspect qui est évidemment marginal par rapport à son propos, qui est d’affirmer, à juste titre, que Daniel Cohn-Bendit pourrait, comme son frère, être français). La dernière phrase évoque (de façon elliptique) le fait que la différence serait due aux parents eux-mêmes.

2) Autres points concernant la nationalité
a) La convocation par l'armée
« un garçon né en France de parents apatrides, parce que juifs réfugiés en France, à la nationalité tellement fragile que l’autorité militaire française le convoquait récemment »
Indication intéressante, quoique difficile à appréhender ; il serait intéressant de savoir comment les autorités militaires ont pu recouper une naissance à Montauban en 1945 et un domicile à Paris de 1948 à 1958 et à partir de 1965, tout en ignorant qu'il a vécu sept ans en Allemagne (1958-1965) ; mais, si elles ignoraient, elles pouvaient le considérer comme Français en vertu de l'article 44 de l'ordonnance de 1945 (cité supra). Il ne s'agit pas d'une « nationalité fragile », mais d'une erreur biographique factuelle.

b) La demande de nationalité française
François Sarda place cet épisode après le retour en France en 1965 : « Il souhaite alors reprendre la nationalité française ; il consulte ; il lui est indiqué que n’ayant plus de domicile légal en France depuis plus de cinq ans, ce n’est pas possible. » ; est même mentionnée une « enquête du 14 décembre 1965 », dans laquelle « on relève que Cohn-Bendit ignore dans quel pays il se fixera définitivement ».
Si on reconstruit la suite des événements, on dirait que n’ayant pu faire valoir de droits à devenir français par le biais de l’article 44, Daniel Cohn-Bendit  a fait une demande de naturalisation (d’où l’« enquête ») qui n’a pas abouti.
On remarquera que ces énoncés contredisent ce que Daniel Cohn-Bendit dit actuellement : qu’il aurait « choisi la nationalité allemande pour éviter le service militaire [en France] ».

3) Quelques détails biographiques à approfondir
a) « En 1958, en compagnie de sa mère, il va pour la première fois en Allemagne rejoindre son père »
Cette phrase semble signifier qu’il est allé en Allemagne en 1958 pour la première fois.
b) « Titulaire du diplôme d’Etudes supérieures, il a obtenu le certificat de Sociologie Générale avec mention Assez Bien »

Conclusion
Le texte de François Sarda ne donne donc pas de solution catégorique au problème de l’apatridie de Daniel Cohn-Bendit.


Création : 24 mars 2014
Mise à jour : 26 mars 2014
Révision : 16 septembre 2017
Auteur : Jacques Richard
Blog : Territoires
Page : 16. Daniel Cohn-Bendit apatride Annexe 2 (a) Le mémoire en défense de François Sarda (février 1968)
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.fr/2014/03/16-dcb-apatride-annexe-2-memoire-sarda.html








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