Quelques
remarques sur une interview de Philippe-Joseph Salazar, qu’il ne faut pas
confondre avec Antonio !
Classement :
Ceci est la suite de la page Salazar,
rhétoricien et révolutionnaire (publiée dans le
blog Les Malheurs de Sophisme), dans laquelle je présente M. Salazar et étudie
sa rhétorique prétentieuse à propos du « Grand débat » consécutif à la crise des Gilets jaunes.
La page ci-dessous est consacrée à ce qu’il dit des débuts
de la Révolution française, en relation avec cette crise.
Référence
*« L’État impose son langage. Pierre-Joseph Salazar,
philosophe », propos recueillis par Emmanuel Lemieux, Marianne, n° 1140, 18 janvier 2019, pages 52-53
Les
auteurs
Emmanuel
Lemieux est rédacteur à Marianne.
Philippe-Joseph Salazar, « ancien assistant de Roland
Barthes et de Robert Balandier », « occup[e] la chaire de rhétorique
à la faculté de droit du Cap et résid[e] en Afrique du Sud », il a été
« l’un des observateurs privilégiés de la spectaculaire commission Vérité
et réconciliation présidée par Mgr Tutu au lendemain de la fin de l’apartheid. ».
Texte
« Marianne :
Les « gilets jaunes » doivent-ils participer à ces réunions ?
PJS : Non, certainement pas. Leur pouvoir est
justement dans une parole différente. Voilà pourquoi le régime veut imposer son
langage, avec son vocabulaire et sa syntaxe. Les « gilets jaunes »
doivent au contraire déclarer un différend radical et proposer eux-mêmes le
cadre et les termes du débat et exiger de l’État que celui-ci s’y soumette.
Pourquoi ? Parce qu’il y a une crise de légitimité. Je vous rappelle 1789 : l’État impose un cadre et un langage,
celui des états généraux, et un type particulier de débats : le clergé
parle, la noblesse parle, le peuple parle, tour à tour, et puis on vote, chaque
groupe, une voix. Résultat de ce « grand » débat : deux contre
un. Le petit peuple, le tiers état, la troisième roue de la charrette à bras,
dit non : nous sommes la majorité numérique, nous sommes le peuple, vous
vous n’êtes que des agents de l’État, donc nous prenons la parole, et vous,
vous acceptez. Danton, vous connaissez ? Il en est sorti la Révolution.
Ils ont refusé le cadre imposé et renversé la table. Les « gilets
jaunes » devraient établir leur propre réseau de « petits
débats », et y inviter les élus locaux, et les agents de l’État –préfets,
magistrats, officiers de gendarmerie. Bref, démontrer qui a la légitimité de la
parole. Si c’est cela qu’ils veulent.
Marianne : Pourquoi est-il si difficile de débattre en
France ?
PJS : Parce que la France n’est plus une démocratie
depuis 1958. [ ;;;] »
La Révolution selon Salazar
1) le « langage » des États généraux
« l’État
impose un cadre et un langage, celui des états généraux » (remarquer le souci de réintroduire le
« langage » dans le processus : Salazar est
« rhétoricien », il voit du « langage » partout).
Bien entendu, les débats devaient se dérouler en français
correct (de l’époque), ce qui excluait tous les gens ne connaissant qu’un dialecte/patois
(français ou non français). Mais ce point n’a donné lieu à aucun débat :
même au niveau des villages, il allait de soi que l’expression des doléances se
faisait en français. En l’occurrence, cette exigence implicite ne venait pas du
« pouvoir », mais de la société telle qu’elle s’était structurée dans
sa relation avec un pouvoir central qui avait toujours utilisé le français ou
le latin.
2) le processus révolutionnaire de 1788-1789
Par ailleurs, sa présentation du processus révolutionnaire
est inexacte.
*[aux États généraux],
« le clergé parle, la noblesse parle, le peuple parle, tour à tour, et
puis on vote, chaque groupe, une voix. Résultat de ce « grand »
débat : deux contre un »
Il est vrai que lorsque Louis XVI convoque les États
généraux en 1788 (les précédents ont eu lieu en 1614), le fonctionnement
habituel (du XVème au XVIIème siècle) est celui du « vote par
ordre » : une voix pour le Clergé, une voix pour la Noblesse, une
voix pour le Tiers État. Ce point va d’ailleurs être l’enjeu d’un débat
politique.
*« le petit
peuple, le tiers état, la troisième roue de la charrette à bras »
Il est inexact en revanche d’identifier « Tiers
État » et « petit peuple ». Le Tiers État est formé par tous
ceux qui ne sont ni de la Noblesse, ni du Clergé, on y trouve donc les paysans,
les ouvriers, mais aussi les artisans, les commerçants, des négociants, des
hommes de loi, les médecins, etc. Si les paysans sont les plus nombreux, les
plus influents sont les membres des catégories supérieures.
*« Le petit
peuple […] dit non : nous sommes la majorité numérique, nous sommes le
peuple, vous vous n’êtes que des agents de l’État, donc nous prenons la parole,
et vous, vous acceptez
Il est aussi inexact de dire que c’est « le petit
peuple » qui a immédiatement refusé ce qu’on lui proposait. Dès la fin de
1788 (avant les élections), le « parti patriote », formé par diverses
catégories de bourgeois, obtient que le Tiers État aura non pas une, mais deux
voix aux prochains États généraux (et qu’il y aura deux députés du Tiers par
circonscription au lieu d’un seul).
Ensuite, au printemps 1789, les élections ont lieu :
chaque paroisse élit un délégué ; les délégués se réunissent au
bailliage ; chaque bailliage élit un député ; à deux ou trois
exceptions près, les députés du Tiers État sont des bourgeois, quasiment tous
« patriotes ».
Les États se réunissent pour la première fois le 5 mai.
Très rapidement les députés du Tiers, font pression pour obtenir le passage du
vote par ordre au « vote par
tête » (un député = une voix). Il en résulte la transformation des États
généraux en « Assemblée nationale » (17 juin), le « serment du
Jeu de Paume » (20 juin), puis, après une période de tensions, l’acceptation
royale (27 juin), Louis XVI ordonnant que les trois ordres se réunissent tous
ensemble ; enfin, le 9 juillet, l’Assemblée nationale se proclame
« constituante ».
À cette date, le « petit peuple » n’est pas
intervenu, n’a pas « renversé la table » ; ce sont les
représentants du Tiers État (des bourgeois) qui ont lancé la Révolution. À cette
date, Danton n’est politiquement sinon « rien », du moins pas
grand-chose : c’est un avocat (Maître d’Anton !), membre actif du
Tiers État de Paris ; alors que Robespierre est présent à la Constituante
comme député d’Arras.
3) L’intervention du « peuple » en 1789
Le « petit peuple » va intervenir peu après, à
partir du 14 juillet (c’est alors que Danton commence à prendre une stature de
leader, ainsi que Camille Desmoulins) ; d’abord le peuple de Paris
(ouvriers et artisans) pour protéger l’Assemblée contre des menaces de la part
du gouvernement ; le peuple de nombreuses villes où, comme à Paris, sont
formées une municipalité et une Garde nationale ; enfin le peuple des
campagnes, dans le cadre de la « Grande Peur » (un phénomène complexe
dans ses origines, mais qui constitue un accélérateur de la Révolution,
puisqu’il amène les mesures prises durant la « Nuit du 4 août »).
4) L’intervention du peuple après l'été 1789
D'octobre 1789 à 1794, on peut dire que le petit
peuple, notamment les paysans, va se scinder entre « patriotes » et
« contre-révolutionnaires ». La « contre-révolution »
populaire prend une forme extrême en « Vendée », mais en réalité a
touché pas mal d’autres d’endroits où les patriotes ont pu organiser la
répression, ce qui n’a pas été le cas en Vendée où les tensions ont dégénéré en
une guerre civile d’au moins deux ans et demi (mars 1793-février 1795).
Parallèlement à ce « conflit au sein du peuple »,
les patriotes qui dominent à Paris et dans les grandes villes, poussent à
l’approfondissement de la révolution (1792 : chute de la monarchie ;
1793 : chute des Girondins), sous la direction des bourgeois Danton,
Desmoulins et Robespierre, jusqu’à ce que les conflits au sein du parti
patriote (exécution des hébertistes puis des dantonistes, début 1794) aboutisse
à une relative stabilisation « bourgeoise ». (chute de Robespierre en
juillet 1794).
Conclusion
Au total, le processus décrit par Salazar ne correspond pas
au processus historique réel des années révolutionnaires. Ce qui ressemblerait le plus à ce qu’il raconte (« renverser la table »),
c’est le soulèvement de juin 1793, lorsque la Garde nationale de Paris menace
la Convention de ses canons si les leaders girondins ne sont pas « mis en
accusation », ce qui est fait (épisode pas particulièrement glorieux de la
Révolution française !).
Les événements de 1789 ont donc en réalité peu à voir avec
la crise des « gilets jaunes ». Ils reposent primordialement sur l'action de l’élite du Tiers État, secondée par puis en interaction avec une
série d’interventions des classes populaires, conjoncture qui se prolonge jusqu’en
1794 (dans le cas des Gilets, il aura suffi de deux ou trois manifestations pour qu’ils
adoptent le slogan « Macron démission », menacent d’envahir l’Elysée et pour que certains miment l’exécution de Louis XVI : c’était aller un peu vite en besogne, mais que ne ferait-on pas
avec le soutien d’intellectuels tels que Salazar ?)
Création : 6 mai 2019
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Questions d’histoire
Page : QH 53. La Révolution française selon P.-J. Salazar
Lien : https://jrichardterritoires.blogspot.com/2019/05/la-revolution-francaise-selon-p-j.html
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