mercredi 2 octobre 2019

QH 67. La Gaule romaine : la substitution des noms de cité aux noms des chefs-lieux

Quelques remarques sur un phénomène notable de la toponymie française


Classement : histoire ; Gaule ; Gaule romaine ; Empire romain ; toponymie




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Importance du phénomène
Dans ces pages, nous avons vu que pour un certain nombre de chefs-lieux de cités, s'est produit à la fin de l’Antiquité une substitution du nom de la cité au nom de la ville : par exemple, Lutetia, chef-lieu de la cité des Parisii, est devenu « Paris », Condate, chef-lieu de la cité des Riedones, est devenu « Rennes » (alors que de nombreuses localités en France portent un nom dérivé de Condate : « Condé »).
Au total, en ce qui concerne les cités des trois Gaules (Aquitaine, Lyonnaise, Belgique) existant à l’époque julio-claudienne, 37 des chefs-lieux (sur 64) ont connu ce processus, soit 58 %.

Le point de vue de Charles Rostaing
Ce phénomène, bien connu, est évoqué par exemple par Charles Rostaing dans son livre d’initiation à la toponymie française, assez ancien, Les Noms de lieux (« Que Sais-Je ? », PUF), dans le point 5 de son chapitre sur les toponymes d’origine gauloise (page 46 de l’édition de 1969) :
« Enfin, bien que ce phénomène ne se soit produit que vers le IVème siècle après J.-C., il convient de mentionner ici les noms de ville provenant des « civitates » dont elles étaient le chef-lieu : ce nom était employé à l’ablatif-locatif en –is, c’est pourquoi les noms modernes se terminent par un –s. Cette mode n’a pas atteint les peuplades de la Provincia, romanisées plus profondément et par conséquent, ayant perdu beaucoup plus tôt leur individualité. »
Note
*Il semble faire une petite erreur par omission : certains noms de cités avaient un ablatif en –is (Remi, Arverni, Cadurci, Leuci, etc.), mais beaucoup avaient un ablatif en –ibus (Riedones, Santones, Namnetes, Bituriges, etc.).

Critique de ces énoncés
1) Grammaire : plutôt l’accusatif pluriel que l’ablatif pluriel
Charles Rostaing met en avant l’usage du cas ablatif pour justifier la présence du –s à la fin des noms des villes concernées ; cette assertion ne me paraît pas convaincante ; en effet, le cas ablatif correspond le plus souvent à l’utilisation de la préposition in  (« dans », sans mouvement) : or il est difficile d’imaginer des formules comme « dans les Namnètes », « dans les Bituriges », si on parle d’un peuple gaulois. Les autres prépositions commandant l’ablatif sont  de (au sujet de) et ex (hors de) : on peut concevoir des formules telles que « parler des Santons » (de Santonibus), « un homme issu des Arvernes » (quisque ex Arvernis), mais ces emplois pourraient difficilement connoter la ville chef-lieu de cité (au début de l’Empire, en latin encore classique).
Il est plus simple de penser que le cas expliquant le –s est l’accusatif. L’accusatif pluriel latin comporte toujours un –s, avec les terminaisons assez proches en –as (Convenas), en –os (Treveros, Remos, Mediomatricos) ou en –es (Namnetes, Pictones, Santones). On peut ajouter que c’est le cas accusatif latin qui s’est finalement maintenu en français (après la période où le français avait deux cas : sujet = nominatif et régime = accusatif), comme en espagnol et en portugais (mais pas en italien, langue qui a conservé le nominatif).
On peut concevoir des phrases avec des prépositions régissant l’accusatif tout à fait convenables pour un nom de peuple : par exemple « être parmi les Namnètes », « être chez les Namnètes », « aller chez (vers) les Namnètes » ; en latin, les prépositions correspondantes sont : inter, apud et ad.
L’origine de la substitution doit donc se trouver dans des formulations telles que : « ire ad Namnetes », « esse apud Remos », « esse inter Treveros »). Il a dû y avoir un moment où « ire ad Namnetes » n’a plus voulu dire « aller chez les Namnètes », mais « aller à Nantes ».

2) Les causes du processus
Il n’est pas nécessaire de recourir à l’idée du maintien plus ou moins grand de « l’individualité » des peuples gaulois, car il n’y a aucune raison de penser que par exemple les Turones, parlant entre eux, désignaient « Tours » autrement que par son nom : Caesarodunum ; en particulier s’il s’agissait des habitants de la ville elle-même. Charles Rostaing semble sous-entendre que c’est parce qu’ils avaient conservé une « conscience de cité » plus forte (que les peuples de la Provincia) ; mais ça n’est pas vraiment convaincant.
L’usage d’appeler Caesarodunum « la ville des Turons » (civitas Turonum) ou « les Turons » (Turones) a dû au départ être le fait de gens qui n’appartenaient pas à cette cité, notamment les fonctionnaires romains travaillant à Rome ; ainsi sans doute que les Gaulois de l’élite romanisée issus de cités éloignées. Qu’en était-il des fonctionnaires romains présents dans les chefs-lieux de provinces (Lyon, Bordeaux et Reims) ? Ils devaient connaitre le nom des chefs-lieux des cités de leur province, mais sans doute pas ceux des autres provinces. Pour autant, ils n’en faisaient pas forcément un usage courant.

On peut facilement imaginer que les gens qui se trouvaient à Rome dans les bureaux de l’administration impériale ne se donnaient pas la peine d’apprendre des noms de villes qui très souvent n’étaient pas des noms latins. Pour eux, la seule chose qui comptait, c’était le peuple, la cité : les Namnètes, les Arvernes, etc. Donc, s’il fallait aller en mission auprès d’un peuple, pour contrôler quelque chose, la formule pouvait être : « ire ad Namnetes, ire ad Turones, etc. ». Il en allait peut-être de même dans les bureaux provinciaux ; or, en pratique, « aller chez les Namnètes », c’était aller au chef-lieu pour rencontrer les décurions et essayer de régler les problèmes. Un fonctionnaire romain en mission n’avait pas besoin d'aller dans d’autre localité que ce chef-lieu, dès lors qu’il ne s’agissait pas d’une opération militaire.
La substitution repose probablement au départ sur un « regard extérieur ». Comment ce regard extérieur est-il devenu le regard unique, comment a-t-il fini par s’imposer aussi aux populations locales ?

Hypothèses
Un des facteurs est que les « populations locales » n’écrivaient pas, en tout cas pas de documents dignes de conservation ; les seuls qui écrivaient faisaient partie de l’élite romanisée, ils ont donc transmis les noms utilisés couramment dans cette élite.

La christianisation a dû être un autre facteur important. Dans la Gaule, assez retardataire de ce point de vue, les évêques primitifs sont supposés être, par exemple, « évêque des Namnètes », « évêque des Pictons » (évêque d’une cité), alors que les chrétiens se trouvent quasi exclusivement au chef-lieu. Telle personne, au Vème  siècle, est mettons, « episcopus Pictonum », mais de facto, n’a d’ouailles  qu’à Limonum ; ces ouailles, habitants de Poitiers, sont tout de même « les Pictons » (Pictones). Cela a pu (aux IVème et Vème  siècles) favoriser l’identification de la ville et de l’ancienne cité.

Ce processus est à mettre en relation avec l’évolution du sens du mot « civitas/cité », qui au départ, est un mot abstrait, formé sur civis « le citoyen » : civitas, c’est donc la citoyenneté, le « droit de cité » (notamment : civitas romana, le fait d’être citoyen romain) ; le mot civitas a aussi une acception concrète : la cité en tant que peuple, en tant qu'ensemble de citoyens, en tant qu’État, avec son territoire et son gouvernement (ces deux acceptions se trouvent par exemple dans Cicéron) ; il est plus rarement utilisé à la place de « ville » (urbs), par exemple dans Tacite, Histoires, 4, 65 (Gaffiot, page 322) : « muri civitatis ».
Or au Moyen Âge, le mot « cité » désignera précisément une ville siège épiscopal (voire le quartier épiscopal d’une ville), ce qui marque bien l’identification de la cité antique (peuple), de son chef-lieu (ville) et de la cité épiscopale (ville) issue de la christianisation.

Pourquoi la substitution n’a-t-elle pas été systématique ?
Il est compréhensible que certaines villes importantes à l’époque romaine aient conservé leur nom propre : c’est en particulier le cas de Bordeaux, d’Autun, peut-être de Cologne. Ces villes étaient suffisamment importantes pour être identifiées par l’élite impériale romaine. On pourrait aussi examiner dans cette perspective les cas de Rouen, de Besançon et peut-être de Toul.
Ce facteur n’a certainement pas joué pour Lillebonne, Carentan, Feurs, et pour beaucoup des villes de Belgique (romaine) dans ce cas : Bavay, Thérouanne, Cassel, Brumath, Avenches, Augst. Elles ont connu le même destin toponymique que les nombreuses villes qui n’étaient pas des chefs-lieux et ont conservé leur nom gaulois (Argenton, Noyon, Laon, Condé, Brive, etc.) ou autre.

Peut-on trouver des attestations du processus de substitution ?
A venir



Création : 2 octobre 2019
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Questions d’histoire
Page : QH 67. La Gaule romaine : la substitution des noms de cité aux noms des chefs-lieux
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