vendredi 26 juin 2020

QH 85. L'affaire Colbert 3. Défense sur le fond : analyse de l'édit de 1685

Quelques remarques sur la campagne menée en 2017 par Louis-Georges Tin contre Colbert, partiellement reprise par Jean-Marc Ayrault en 2020


Classement :




Ceci est une suite des pages
*L'affaire Colbert 1. L'acte d'accusation, dans laquelle on trouvera le texte de la pétition contre Colbert lancée par le CRAN en 2017 ;
*L'affaire Colbert 2. Défense sur la forme, dans laquelle j’étudie la question : si coupable il y a, Colbert est-il le seul et le principal ?
J’analyse ci-dessous le texte de cet édit, après avoir reproduit le plan.

Référence
*« Edit du Roi Touchant la Discipline des Esclaves Nègres des Isles de l'Amérique Française, donné à Versailles au mois de mars 1685 », publié dans Recueil d’édits, déclarations et arrests de Sa Majesté concernant l’administration de la Justice & la Police des Colonies françaises de l’Amérique, & les Engagés, Paris, MDCCXLIV (1744), page 81 à 101.
Cet ouvrage est disponible sur le site Gallica (lien à la page 81).

Présentation éditoriale
La page 81 de cet ouvrage comporte un en-tête libellé comme suit :
« CODE NOIR OU RECUEIL D’EDITS, DECLARATIONS ET ARRÊTS, Concernant la Discipline & le Commerce des Esclaves Nègres des Isles Françaises de l’Amérique ».
L’édit de 1685 apparaît immédiatement au-dessous, ce qui en fait le premier texte du recueil appelé « Code noir », mais cette formule n’est pas contenue dans l’édit lui-même.

Plan de l’édit
Questions de religion
Article 1 : expulsion des Juifs hors des îles
Article 2 : obligation de catéchiser et baptiser les esclaves.
Article 3 à 5 : répression du protestantisme.
Articles 6 et 7 : obligation d’observer les jours fériés de l’Église catholique.
Article 8 : non reconnaissance du mariage des non-catholiques.
Mariages et d’inhumation
Article 9 : cas des hommes libres ayant eu des enfants en concubinage avec une esclave.
Articles 10 à 13 : mariage des esclaves.
Article 14 : inhumation des esclaves.
Contrôle des esclaves (articles 15 à 17)
Limite des capacités des esclaves
Articles 18 à 21 : limites de la capacité commerciale des esclaves.
Articles 28 à 31 : limites de la capacité juridique des esclaves
Obligations d’entretien des maîtres (articles 22 à 27)
Procédures criminelles contre les esclaves
Articles 32 à 41 : sanctions contre les esclaves en matière criminelle (notamment en cas de fuite, 38)
Articles 42 et 43 : pouvoir de punir des maîtres et limites de ce pouvoir.
Droit de propriété et esclavage ; procédures des saisies (articles 44 à 54).
Procédures d’affranchissement et statut des affranchis (articles 39 et 55 à 59)
Article 60 : affectation des amendes sans destinataires spécifiés.

Analyse
En ce qui concerne la question de l’esclavage, on peut noter les points suivants :

1) L’esclavage : une pratique implantée antérieurement à l’édit
Le texte indique lui-même que l’esclavage est un phénomène déjà existant dans les îles françaises des Antilles ; ce n’est pas lui qui y introduit l’esclavage.
L’édit cite en effet des éléments concrets qui montrent que l’esclavage est une pratique déjà présente : l’existence de « marchés aux esclaves » relativement courants ; l’existence d’une catégorie professionnelle : celle des « commandeurs préposés à la direction des Nègres » ; la réalisation (probable) d’unions entre libres et esclaves ; le fait que des esclaves s’enfuient de chez leur propriétaire ; la pratique de l’affranchissement, etc.

2) S’agit-il d’une « légalisation de l’esclavage » ?
Avant cet édit, l’esclavage existait de fait, et on peut supposer qu’il existait un système coutumier, lié aux pratiques de l’esclavage dans des territoires coloniaux d’autres États que la France, réglant les relations entre maîtres (achat et vente, notamment) ; en revanche, la coutume devait laisser libre cours à l’arbitraire en ce qui concerne les relations entre les maîtres et leurs esclaves.
On ne peut donc pas dire que cet édit « légalise l’esclavage » au sens où il rendrait légal ce qui était illégal et réprimé (comme la consommation d’alcool aux États-Unis en 1933) ; il fait entrer une pratique réglée par la coutume et l’arbitraire dans le domaine de la légalité, de la soumission à la loi : le terme le plus approprié est « codification » et non pas « légalisation ». Bien entendu, d’un point de vue théorique, la codification d’une situation où règne l’arbitraire est une sorte de compromis, c’est moins bien que la transformation radicale ou l’abolition. Mais en principe, c’est tout de même mieux que l’absence de codification.

3) Le rôle des officiers royaux dans l'introduction d'une législation
Un point intéressant est indiqué par l’édit (ou par le roi) dans le préambule : « Nous avons bien voulu faire examiner en notre présence les mémoires qui nous ont été envoyés par nos Officiers de nos Isles de l’Amérique, par lesquels ayant été informé du besoin qu’ils ont de notre Autorité & de notre Justice, pour y maintenir la discipline de l’Eglise Catholique, Apostolique & Romaine, & pour y régler ce qui concerne l’État, & la qualité des Esclaves dans nosdites Isles ». On remarque la présence de deux thèmes : « la discipline de l’Église catholique » et « ce qui concerne l’État, & la qualité des Esclaves ». En tenant compte du contenu de l’édit, il me semble que « l’état » signifie « la situation matérielle » et « la qualité » « la situation juridique et morale » des esclaves (et non pas leur état physique, leur « qualité » comme marchandise).
On peut donc supposer que dans le cadre d’une pratique coutumière et arbitraire de l’esclavage, les représentants de l’État se trouvaient confrontés à des problèmes, et que leur demande était en fin de compte de disposer des moyens de limiter l’arbitraire des maîtres. Il est possible bien entendu que cette demande ne soit venue que d’une partie des officiers présents dans les îles.

4) Classification des dispositions de l’édit de 1685
Il est certain qu’au total, l’édit parle surtout des relations entre maîtres et esclaves ; on peut donc supposer que dans certains cas, il entérine des pratiques existantes (les sanctions en cas de fuite par exemple), mais que dans d’autres cas, il leur fixe des limites.
On trouve aussi des articles qui n’ont aucun rapport avec la question de l’esclavage, ou qui ne peuvent pas être analysés selon ce critère.

a) dispositions qui paraissent entériner des pratiques coutumières défavorables aux esclaves
[Je reprends les énoncés de mon résumé (lien) ; pour le texte original voir la page précédente (lien)]
Article 28.
a) Les esclaves ne peuvent rien posséder qui ne soit la propriété de leur maître.
b) Aucune disposition prise par un esclave relativement à ce qu’il possède n’a donc de valeur juridique.
Article 30.
a) Les esclaves ne peuvent exercer aucune fonction publique, et ne peuvent être agents que de leur maître.
b) Ils ne peuvent pas être arbitres ou expert, ni témoigner en justice.
Article 31.
a) Les esclaves ne peuvent être ni demandeurs, ni défendeurs en matière civile, ni être partie civile en matière criminelle.
Article 33. 
L’esclave qui frappe son maître, l’épouse de son maître ou les enfants de son maître soit au visage, soit en faisant couler son sang, sera puni de mort.
Article 34. 
Les voies de fait des esclaves contre des personnes libres seront sévèrement punies, le cas échéant, jusqu'à la peine de mort.
Article 35. 
Les vols qualifiés seront punis de peines afflictives pouvant aller jusqu'à la mort.
Article 36. 
Les vols moins graves pourront être punis des verges et de la fleur de lys.
Article 38.
a) L’esclave fugitif pendant un mois aura les oreilles coupées et sera marqué de la fleur de lys.
b) En cas de récidive, il aura le jarret coupé.
c) En cas de seconde récidive, il sera puni de mort.
Article 42.
a) Les maîtres peuvent (de leur propre décision) faire enchaîner leurs esclaves et les faire battre de verges ou de cordes.

b) dispositions qui semble pouvoir apporter une amélioration par rapport à la situation antérieure
[Le fait de dire que l’édit de 1685 comportait des dispositions paraissant constituer une amélioration de la situation des esclaves ne signifie pas qu’il relève du « bien ». Disons que, vu la situation générale de l'époque, il peut relever du « moins mal ».]
Article 2.
a) Les esclaves devront tous être baptisés et instruits dans la religion catholique.
b) Les esclaves nouvellement achetés devront être déclarés aux autorités qui les feront instruire et baptiser.
Article 6.
a) Tous doivent observe les dimanches et les jours de fêtes de l’Église catholique.
b) Il est interdit de faire travailler les esclaves ces mêmes jours.
Article 9
a) Les hommes libres qui auront un enfant d’un concubinage avec une esclave seront punis d’une amende de 2 000 « livres de sucre ».
c) Aucune peine ne sera appliquée si le contrevenant (célibataire) épouse l’esclave, qui sera affranchie par le fait de ce mariage ; les enfants seront affranchis et légitimés.
Article 11.
b) Il est interdit aux maîtres d’exercer des contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre leur gré.
Article 14.
a) Les maîtres feront inhumer les esclaves baptisés en terre sainte.
b) Les esclaves non baptisés seront inhumés dans un champ voisin du lieu de leur décès.
Article 22.
a) Les maîtres devront fournir à leurs esclaves de plus de 10 ans une quantité hebdomadaire (spécifiée) de nourriture.
b) Pour les esclaves de moins de 10 ans (sevrés), la quantité sera de la moitié.
Article 23.
Il est interdit de donner aux esclaves de l’eau-de-vie de canne pour tenir lieu de nourriture.
Article 24.
Il est interdit de se décharger du soin de nourrir les esclaves en leur accordant le droit de travailler pour leur compte une partie de la semaine.
Article 25.
a) Les maîtres devront fournir annuellement à leurs esclaves 2 habits de toile ou 4 aulnes de toile.
Article 26.
a) Les esclaves qui ne bénéficient pas des quantités prévues pourront le signaler directement au procureur.
b) Si le procureur en est informé par une autre voie, il poursuivra d’office les maîtres qui ne respectent pas leurs obligations.
Article 27.
a) Les maîtres ont l’obligation de nourrir et entretenir leurs esclaves infirmes (« par vieillesse, maladie ou autrement »).
b) Les esclaves abandonnés par leur maître seront placés à l’Hôpital et les maîtres devront payer 6 sous par jour.
Article 32.
a) En matière criminelle, les esclaves peuvent être poursuivis sans l’autorisation de leur maître.
b) La procédure en matière criminelle sera la même que pour les hommes libres.
Article 42.
b) Il est interdit aux maîtres de faire torturer ou mutiler leurs esclaves.
Article 43.
a) Les officiers royaux devront engager des poursuites criminelles contre les maîtres ou les commandeurs qui auront tué un esclave.
b) Ils devront punir le maître selon « l’atrocité des circonstances ».
Article 47
Les familles d'esclaves (mari, épouse, enfants impubères) relevant d'un seul maître ne pourront être séparées ni par une vente, ni par une saisie.

Commentaire
Questions au CRAN et à Jean-Marc Ayrault 
Si on considère comme « criminel » l'édit de 1685 (ou, de façon générale, le « Code noir »), ces dispositions sont-elles elles-mêmes « criminelles » du seul fait qu'elles appartiennent à ce texte ? 
Si on considère, à juste titre, l'esclavage comme criminel, s'ensuit-il qu'il est criminel de stipuler dans une loi sur l'esclavage : « les propriétaires d'esclaves n'ont pas le droit de les abandonner quand ils sont trop vieux » ?

Complément (19 juillet 2020)
Dans un article sur ce texte, Jean-François Niort dit à propos de ces articles qu'ils résultent d'un « souci de rentabilité (un esclave bien traité est plus productif qu'un esclave maltraité) » et d'une volonté d'affirmer la toute-puissance de l’État royal en privant les maîtres du droit de vie et de mort. La deuxième assertion me parait tout à fait plausible venant de Louis XIV et de Colbert ; en revanche, je n'imagine pas une seconde qu'ils aient pu se placer « à la place » des maîtres pour leur imposer des règles de fonctionnement économique dans leur intérêt bien compris.
Il me semble que les disposition sur l'alimentation, les vêtements, la « retraite » des esclaves relèvent d'une idéologie paternaliste (l'édit emploie dans un article l'idée qu'il faut traiter les esclaves « en bons pères de famille ») qui va à l'encontre d'une tendance de la société esclavagiste (le maître a tous les pouvoirs), telle qu'elle existait par exemple dans la société romaine classique (droit de vie et de mort, droit absolu d'user sexuellement des esclaves, etc.) et telle qu'elle était sans doute pratiquée par certains maîtres.
Cette conception paternaliste vient probablement de l'influence chrétienne (en tant que roi chrétien, Louis XIV ne peut pas établir des règles juridiques qui bafoueraient de façon évidente les normes chrétiennes minimales) : les esclaves sont (doivent être) des chrétiens, on ne peut pas les traiter comme on veut.
Au total, l'édit codifie effectivement l'esclavage, mais pas selon les normes d'un esclavagisme qu'on pourrait qualifier de « dérégulé ».

5) Le statut des esclaves dans l'édit de 1685
a) Les esclaves ne sont-ils rien que des meubles ?
Un des points qui attire particulièrement l’attention des ennemis de Colbert est que l’édit caractérise les esclaves comme « meubles » ; Jean-Marc Ayrault a expressément énoncé cette accusation lorsqu'il a présenté sa proposition sur France Inter. Il a même signalé que cela se trouvait « dans l’article 44 », ne se demandant visiblement pas pourquoi cette disposition selon lui si importante se trouve dans un article aussi éloigné du début ; il ne s’est pas demandé ce qu’il y a dans les articles antérieurs.
Le raisonnement semble être le suivant : « Non seulement Colbert légalise l’esclavage, mais, de surcroît, il considère les esclaves comme des meubles ».
La lecture de l’article montre qu’il s’agit de droit civil, de droit de la propriété : les esclaves sont définis comme « biens meubles » ; cela ne constitue pas une aggravation de leur statut d'esclave, fondé sur le fait qu'un être humain peut être la propriété d'un autre être humain, et peut donc être acheté et vendu (alors que dans le servage, les serfs sont  des « biens immeubles », ils sont liés au domaine et à la terre qui a été attribué à leur lignée ; le statut de serf est au moins potentiellement supérieur à celui d'esclave, même si le mot latin servus (esclave) est à l'origine du mot « serf », le mot « esclave » étant un néologisme d'époque carolingienne évoquant les Slaves, particulièrement les « Esclavons »).
En revanche, comme on l’a vu ci-dessus, l’édit indique clairement que les esclaves ont une âme (ils doivent être baptisés), qu’ils disposent de l’entendement, qu'ils peuvent fonder une famille (bénéficiant dès lors de quelques protections par rapport au statut brut des « biens meubles ») et qu’ils peuvent devenir des hommes libres semblables aux autres. On peut noter d'ailleurs que le texte n'insiste pas sur la question de la couleur de peau : le mot « nègre » est utilisé 7 fois ; le mot le plus courant est « esclave », utilisé 84 fois.
Note
*être la propriété de quelqu'un : caractéristique inadmissible pour nous, mais qui était admise à l'époque dans les colonies de tous les pays européens, et même dans certaines métropoles (pas en France, en principe) ; pour ce qui est des colonies françaises, l'esclavage a été aboli en 1794 (par le gouvernement de la Terreur), rétabli en 1802 (par Bonaparte) et aboli définitivement en 1848 (par la Seconde République).

b) la question de l'attachement au lieu de travail
A venir

6) L’affranchissement et les affranchis dans l’édit de 1685
A venir

À venir
*Défense sur les principes : le problème de la « justice historique rétrospective »



Création : 26 juin 2020
Mise à jour : 19 juillet 2020 (complément : idéologie paternaliste de l'édit)
Révision : 12 juillet 2020 (rédaction)
Auteur : Jacques Richard
Blog : Questions d’histoire
Page : QH 85. L'affaire Colbert 3. Défense sur le fond : analyse de l'édit de 1685
Lien : https://jrichardterritoires.blogspot.com/2020/06/colbert-3-defense-sur-lend-analyse-de.html







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