Quelques
remarques sur un faux calomnieux forgé par Jean-François Revel contre un
historien de moindre renom, Marc Vincent
Classement :
Références
*Jean-François Revel, La Connaissance inutile, Paris, Grasset, 1988, pages 308-309
*Marc Vincent, Guide du professeur d’Histoire-Géographie de 3°, Paris, Bordas, 1980, pages 95 et 96 (sur l’auteur : voir notice BnF, lien)
*Jacques Marseille (dir.), Histoire Terminales, Paris, Nathan, 1989, page 59
Présentation
Au
milieu des années 1980, Jean-François Revel (1925-2005) a préfacé un livre intéressant
de Gérard Le Marec, Les Photos truquées
(Editions Atlas, 1985) dans lequel sont fustigées les pratiques documentaires
des régimes totalitaires, etc.
Il
s’est toujours targué de faire partie des journalistes honnêtes et a dénoncé
ceux qui avaient manipulé des citations pour, notamment, l’accabler, lui :
voir par exemple, les développements (souvent convaincants) de La Nouvelle Censure (1977) dans laquelle
il analyse la fortune de son livre La
Tentation totalitaire (1976) dans les milieux de gauche.
Il
se trouve qu’à l’époque où paraissait Les
Photos truquées, il écrivait un livre, La
Connaissance inutile, qui
contient au moins un exemple de citation manipulée pour accabler un historien,
auteur de manuel, et à travers lui, l’ensemble des professeurs d’histoire-géographie,
présentés comme des suppôts du communisme.
Texte
1 : Revel met en cause Marc Vincent
Extrait
du chapitre « La trahison des profs », pages 308-309
[CONTEXTE : Après avoir évoqué la question de la partialité
de l’enseignement en France depuis la fin du XIX° siècle, Jean-François Revel analyse, en
se servant de communications faites lors d’un colloque sur « La perception
de l’URSS à travers les manuels scolaires français » (1987), l’évolution
idéologique (« marxisation ») de l’enseignement public. Puis il
affirme que :]
« Tout se passe comme
si, à un moment donné, qu’on peut situer dans les années 60, les professeurs,
non contents d’être, comme nous tous, inconsciemment sous l’empire de leur
idéologie, avaient consciemment décidé d’utiliser
leur position de force à l’égard de la jeunesse pour combattre la civilisation libérale, et, à cet effet, pour réécrire l’histoire au lieu de
l’enseigner, un peu comme au même moment, les magistrats de gauche
s’arrogeaient licence de refuser la loi au lieu de l’appliquer. L’enseignement
fait place à la prédication militante
: ainsi, dans un livre du maître (c’est-à-dire un manuel destiné à guider le
maître dans son enseignement), l’auteur (Vincent, Editions Bordas, 1980) donne
aux professeurs les consignes
suivantes :
« On montrera qu’il existe dans le
monde deux camps :
-
l’un impérialiste et antidémocratique (USA) ;
-
l’autre anti-impérialiste et démocratique (URSS),
en
précisant leurs buts :
-
domination mondiale par l’écrasement du camp anti-impérialiste (USA)
-
lutte contre l’impérialisme et le fascisme, renforcement de la démocratie
(URSS). »
Nous
voilà fixés : les enseignants ont pour tâche non plus d’enseigner, mais de renverser le capitalisme et de barrer la route à l’impérialisme. »
[Souligné :
la citation donnée par Revel comme texte de Marc Vincent ; en gras :
formules les plus dénonciatrices de Revel]
Analyse
Si
on suit Revel, on doit comprendre que Marc Vincent veut inculquer aux
professeurs qui ont choisi le manuel Bordas, des idées anticapitalistes,
antiaméricaines et prosoviétiques ; que Marc Vincent et un certain nombre
de professeurs d’histoire-géographie seraient des agents au service d’un projet
de révolution communiste. Concrètement, à bien y réfléchir, la situation paraît
un peu alambiquée : nous aurions un
organisateur (Marc Vincent)
ordonnant (il « donne des consignes ») aux professeurs de prêcher
(« prédication militante ») la révolution (« renverser le
capitalisme ») à leurs élèves. On peut avoir des doutes sur l’efficacité
d’une telle structure. Néanmoins, Jean-François Revel énonce son point de vue
avec le plus grand sérieux, suggère de surcroît une généralisation (« les enseignants ont pour tâche ») de ce dont il donne un seul exemple ;
je vais donc examiner cet exemple de façon détaillée.
Dès
la première lecture, j’ai eu la certitude que son interprétation ne pouvait pas
être correcte :
D’une
part, les idées attribuées à Marc Vincent ne cadraient pas avec l’ambiance de
l’année 1980. Peu de temps auparavant, Georges Marchais avait affirmé que le
bilan de l’URSS était « globalement positif », ce qui signifiait
aussi, malgré tout : « pas totalement positif » ; il est
peu probable qu’après cela, même un communiste aurait soutenu, en direction
d’un public politiquement divers, l’idée que ce bilan était, en quelque sorte,
positif à 150 % ! L’engagement de l’URSS dans la guerre en Afghanistan
ajoutait, après divers épisodes des années 1970, à son discrédit, y compris
dans les salles des professeurs, où les communistes au sens strict étaient
minoritaires (selon mon expérience personnelle).
D’autre
part, le texte de Marc Vincent, tel qu’il est cité par Revel, présente des
analogies (soulignées ci-dessous) avec un texte connu des professeurs enseignant
l’histoire en Terminale : le discours prononcé par Andreï Jdanov lors de la
fondation du Kominform, en 1947.
Texte 2 : discours de Jdanov au Congrès du Kominform, 1947
Cité dans le manuel de Jacques Marseille :
Cité dans le manuel de Jacques Marseille :
« Deux lignes politiques opposées se sont
manifestées : à l’un des pôles la politique de l’URSS et des autres pays
démocratiques qui vise à saper l’impérialisme et à renforcer la
démocratie ; au pôle opposé la politique des Etats-Unis et de l’Angleterre
qui vise à renforcer l’impérialisme et à étrangler la démocratie. Et, parce que
l’URSS et les démocraties nouvelles sont devenues un obstacle à la réalisation
des plans impérialistes de lutte pour la domination mondiale, une croisade est
organisée contre elle. Cette croisade s’accompagne de menace d’une nouvelle
guerre de la part des hommes politiques impérialistes les plus acharnés des
Etats-Unis et de l’Angleterre. Ainsi, deux camps se sont formés dans le
monde, d’une part le camp impérialiste et antidémocratique qui a pour but
essentiel l’établissement de la domination mondiale de l’impérialisme américain
et l’écrasement de la démocratie, et, d’autre part, le camp anti-impérialiste
et démocratique dont le but essentiel consiste à saper l’impérialisme, à
renforcer la démocratie, à liquider les restes du fascisme. […]
Dans ces
conditions, le camp anti-impérialiste et démocratique se trouve dans la
nécessité de s’unir, de se mettre librement d’accord sur un plan d’action
commune, d’élaborer sa tactique contre les forces principales du camp impérialiste,
contre l’impérialisme américain, contre ses alliés français et anglais, contre
les socialistes de droite avant tout en Angleterre et en France. »
Communiqué publié
en octobre 1947 après la conférence de Szklarska-Poreba (Pologne)
Texte 3 : Ce qu’écrit Marc Vincent à propos de Jdanov et de son discours
Voici ce que l’on trouve dans son livre du maître :
« Exploitation des
documents
37 : La
formation des blocs
[…]
4. La doctrine Jdanov
Jdanov
(1896-1948) avait dès 1915 adhéré au Parti bolchevik et s’était montré un
fidèle compagnon de Staline ; il contribua en août 1939 au rapprochement
germano-soviétique. Pendant la guerre, il assura la défense de Leningrad
assiégée. En 1946 il devint « troisième secrétaire du parti » (après
Staline et Malenkov) et joua un rôle déterminant dans la création du Kominform.
Le Kominform regroupe les représentants
des Partis communistes d’URSS, des démocraties populaires, de France et
d’Italie.
Du
texte on fera tirer
-
l’existence des deux camps impérialiste et antidémocratique (Etats-Unis), et
anti-impérialiste et démocratique (URSS) ;
- et
leurs buts : domination mondiale par l’écrasement du camp
anti-impérialiste (Etats-Unis) et lutte contre l’impérialisme et le fascisme,
renforcement de la démocratie (URSS).
Les
anciens alliés sont devenus des antagonistes ; c’est la « guerre
froide » qui s’installe entre eux. »
Analyse
La confrontation des textes confirme
que :
1) La citation fournie par Revel n’est
pas fidèle à l’original.
2) Elle a bel et bien été
manipulée, d’abord par extraction hors de son contexte (l’étude de la
personnalité et du rôle d’Andreï Jdanov), et, plus gravement, par la
transformation du début de la phrase : la formule « Du texte on fera tirer…. » devenant
« On montrera…».
Conclusion
Je
crois ne pas me tromper en affirmant que, page 309 de La Connaissance inutile, se trouve une citation truquée, truquage
qui permet un changement d’attribution : ce qui est l’opinion, la
« doctrine », de Jdanov (en 1947) est attribué par Jean-François
Revel à Marc Vincent (en 1980).
Revel
a fait un faux et fait usage de ce faux.
A
suivre
*Commentaires
sur le cas Revel
Création : 22 décembre 2017
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Questions d’histoire
Page : QH 23. Portrait de Jean-François Revel en faussaire de l'histoire
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.fr/2017/12/portrait-de-jean-francois-revel-en.html
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